Hamid Mokkadem (DR)

 

 

" Auxerre fait partie de mon patrimoine imaginaire et réel. J'y reviens comme à la source."

 

 

Il enseigne à l’Institut de la formation des Maîtres de la Nouvelle-Calédonie (IFMNC). Il vit et travaille en Nouvelle-Calédonie depuis 1989. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « Ce souffle venu des ancêtres…l’œuvre politique de Jean-Marie Tjibaou (1936-1989), et d’articles scientifiques sur l’Océanie.

Il revient souvent rendre visite à sa maman dans le même village bourguignon que Guy ROUX, Appoigny.

Il accepte volontiers cette interview pour AUXERRE TV en tant qu’icaunais de naissance.

 

Hamid MOKADDEM, bonjour. Félicitations pour votre prix décerné dans la catégorie Sciences par le jury du salon du livre insulaire du festival de Ouessant en Bretagne (Finistère)

HM : bonjour !

Le prix de littérature scientifique vous a été décerné, Hamid MOKADDEM pour l’essai YEIWENE YEIWENE- Construction et Révolution de KANAKY ( Nouvelle-Calédonie), publié aux Editions TRANSIT-La courte échelle (Marseille) et EXPRESSIONS (Nouméa) au Salon livre insulaire d’Ouessant dans le Finistère Bretagne le 24/08/2018.

Ce livre, il faut le rappeler conte l’histoire d’une figure politique kanak insuffisamment connue.

Trois hommes, trois militants, Jean-Marie Tjibaou, Eloi Machoro et Yeiwene Yeiwene ont marqué, dans les années 80, l’irruption du peuple Kanak sur la scène internationale. Tous les trois ont été assassinés et ont donné leur vie pour l’émancipation de leur peuple.

 

 

Pouvez- vous nous présenter qui est Yeiwene Yeiwene ? sa vie ? les rôles et fonctions qu’il a pu avoir ?

 

 

Yeiwene Yeiwene, surnommé en Nouvelle-Calédonie « Yéyé », est moins connu que Jean-Marie Tjibaou, leader nationaliste kanak. L’image mondialisée est la poignée de main en juin 1988 entre Jean-Marie Tjibaou, chef du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste) et Jacques Lafleur, chef du RPCR (Rassemblement Pour la Nouvelle-Calédonie dans la République française). L’accord de Matignon orchestré par Michel Rocard alors Premier ministre de François Mitterrand. La Nouvelle-Calédonie sortait d’une guerre. Civile, incivile ou contre le civil, à vous de dire. Le Monde, la France, découvraient l’existence des Kanak, des Caldoches et d’une lointaine colonie de la République aux antipodes, dans le Pacifique sud. Tahiti est plus connue mais comme décor de carte postale. L’histoire est mal enseignée et peu connue.

Yeiwene Yeiwene a été assassiné avec Jean-Marie Tjibaou en mai 1989 par un militant nationaliste kanak qui était en complet désaccord avec les accords signés par le président et le vice-président du FLNKS. Il faut dire que l’assassin Jubelli Wea avait subi les tortures par le GIGN et l’armée française à Ouvéa. Il avait été mis en prison en France et avait été exclu ou mis à l’écart dans les négociations.

Pour résumer, Yeiwene Yeiwene était un homme politique kanak qui à côté de Jean-Marie Tjibaou militait, travaillait et construisait la nation qu’il dénommait avec d’autres « Kanaky ». C’était un homme de terrain moins célèbre que Tjibaou mais tout aussi intelligent et stratège. Originaire d’une des îles Loyauté, Maré, il a commencé sa carrière en tant que postier et avait été emprisonné pour avoir diffusé des tracts en langue de Maré par les postes. Tract qui dénonçait l’exclusion et le racismes des années 60. Il a eu des postes à responsabilité importants : président de la Région des Îles Loyauté, PDG d’Air Calédonie, vice-président du FLNKS.

Il utilisait les dispositifs de pouvoir mis en place par la France en Nouvelle-Calédonie pour les diriger vers la construction politique et économique de la souveraineté de Kanaky. Il faut préciser que Kanaky englobait les non Kanak qui avaient à part entière leur place dans la vision et organisation du monde. Yeiwene Yeiwene travaillait avec tout le monde : Kanak, Caldoches, Zoreilles (français de métropole), Wallisiens et Futuniens, Tahitiens, Asiatiques.

Toutes celles et ceux qui contribuaient à construire la Grande Case de Kanaky avaient leur place entière dans la Nation. C’est pour ça que j’ai sous-titré l’essai « construction et révolution de Kanaky (Nouvelle-Calédonie). Pour compléter, Yeiwene Yeiwene comme ses deux amis, Eloi Machoro (auquel le chanteur Renault avait consacré une chanson) et Jean-Marie Tjibaou avaient consacré leur énergie et donner de leur vie pour leur Pays. Yeiwene Yeiwene était un grand homme politique pragmatique et généreux. Des hauts fonctionnaires pourtant positionnées du côté de la puissance administrante étaient de ses amis (Alain Christnacht, Michel Levallois).  

 

 

Quel est l’objectif de ce livre ?

 

 

Il y a trois objectifs :

1.     Réhabiliter une figure politique méconnue à tort et du même coup montrer comment la politique est un art et une intelligence pour combiner les interdépendances. La manière si je puis dire pour un acteur militant kanak de faire de la politique est de conjuguer plusieurs choses : la coutume (art, droit et manière de vivre et d’être pour un Océanien), les systèmes en place dans un contexte post-colonial (le capitalisme avec l’ordre de la coutume kanak) et la conjugaison de la révolution et de la construction de la société à mettre en place.

2.     Tracer une œuvre qui serve à la relève pour qu’elle puisse à son tour avoir des points de repère dans son propre cheminement. Les chercheurs, étudiants et autres citoyens de la Nouvelle-Calédonie ont besoin d’outils pour leurs propres travaux.

3.     Comprendre à partir d’une histoire proche, celle des années 70-90, notre propre histoire. Eclairer à partir de l’étude des trajectoires politiques comme celle de Yeiwene Yeiwen ce qui est en train de se jouer aujourd’hui notamment à l’approche du référendum du 4 novembre 2018 dont la question sera « Voulez-vous accéder à la pleine souveraineté qui mène à l’indépendance ? » Du coup, ce livre questionne les notions d’indépendance et de souveraineté. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire être indépendant et souverain au XXI° siècle ?

 

Comment vous y êtes vous pris aux fins de réaliser ce livre ?

 

 

J’ai lu tout ce qui avait été écrit sur la période historique riche et dense. J’ai consulté les archives orales et écrites. Période que traverse avec tumulte la trajectoire de Yeiwene Yeiwene. J’ai fait du travail de terrain à Maré pour avoir les récits et témoignages de ses proches. J’ai aussi dialogué avec les gens qui l’ont croisé et partagé des moments intenses. Le témoignage ce n’est pas que du subjectif, c’est l’action d’acteurs qui ont été proches et ont vécu un moment. Par exemple, Richard Kaloi était juste à côté de Yeiwene Yeiwene lorsqu’il se fait tuer d’une balle de pistolet à coup de portant.

La difficulté d’écrire sur le proche est que les traumatismes sont encore présents. Je ne voulais pas non plus écrire un livre pour mettre de l’huile sur le feu, notamment les guerres entre chefferies kanak encore sous-jacentes à Maré.

L’écriture n’a pas été facile. J’ai fini dans la cuisine du domicile de ma mère à Appoigny. J’ai envoyé par courriel le texte à Damien Yeiwene, petit frère de Yeiwene Yeiwene. Qui m’a répondu presque dans l’immédiat pour approuver moyennant quelques corrections (langues, parenté, etc.)

Je tiens à dire que j’ai fini certains de mes livres à Appoigny. Dans la cuisine au sens du philosophe bourguignon Gaston Bachelard, du chez soi. Ce n’est pas qu’un détail.

 

A la veille d’une année décisive, 2018, où aura lieu le référendum sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, en quoi ce livre peut-il nous éclairer sur les incertitudes politiques qui règnent à l’heure actuelle sur le devenir souverain de la Nouvelle-Calédonie ?

 

 

Les générations qui sont nées en 1988 et après ont connu les contrecoups d’une histoire mouvementée et personne ni l’école ni la famille n’osent dire avec rigueur, objectivité, précision les logiques des événements qui ont façonné l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Ce livre revendique le côté pragmatique de la vérité, ou imaginaire du réel pour informer et lutter contre les faux-semblants. Les faux-semblants dans un petit pays insulaire sont très dangereux. Ils mènent à des actions intégristes et infondées notamment les peurs cultivées pour monter les communautés ethniques les unes contre les autres. Ce travail est une pharmacie, une pharmacopée contre les mensonges, faux-semblants qui ne disent pas la vérité.

Le courage de la vérité des hommes tels que Yeiwene Yeiwene non seulement sont exemplaires mais font partie de l’Histoire avec un H majuscule. Par la petite histoire, on éclaire l’Histoire et du même coup ce qui est en train d’advenir aujourd’hui notamment avec la fin du processus de l’accord de Nouméa.

Par ailleurs, il y a eu une formidable esthétique du politique : création du drapeau kanak, poésies et musiques kanak, inventions et imaginations d’actions politiques, etc.

 

Hamid Mokaddem, quel regard projeté vous aujourd’hui  sur la Nouvelle-Calédonie sur le plan économique, politique et culturel ?

 

On déplace les ronds-points d’Auxerre, région colonisée par l’expansion de Paris, en Nouvelle-Calédonie. Le capitalisme a développé les banques, les grandes surfaces commerciales, les constructions de cages à lapins et les prisons sont surpeuplées de Kanak exclus et marginalisés. La puissance administrante et souveraine, la France -je dis bien la France représentée par ce qu’il est convenu de dénommer Etat, forclos la souveraineté de Kanaky.

Le pari politique sur l’intelligence n’est pas mis en œuvre alors que la possibilité de décoloniser sans recoloniser aurait été la carte à jouer.

Le profit, la bêtise dite humaine trahissent ce pour quoi se sont battus des grands militants tels que Jean-Marie Tjibaou, Yeiwene Yeiwene ou Eloi Machoro, à savoir construire une nation pluiethnique et multiculturelles ;

En revanche, il existe des cultures et des expressions calédoniennes et kanak inédites. Je viens de coéditer avec Transit-Expressions un essai de philosophie par deux auteurs kanak Luc Camoui et Georges Wayewol intitulé L’essentialité. Du singulier vers l’universel. De l’universel vers le singulier.

Ces signes de création sont décisifs en ce moment.

 

Hamid Mokaddem, pouvez- vous nous dire quelques mots de votre ressenti lorsque vous viviez des experiences intenses dans le sport et les études, ici à Auxerre et existe-t-il un évènement qui vous a le plus marqué  en tant que natif icaunais ?

 

Pour moi, avoir recouvré des amis d’enfance lorsque j’étais en maternelle aux Rosoirs, puis à l’école primaire du même quartier, puis au Collège Paul Bert, aux Lycées Fourrier et Jacques Amiot. En début 2018, j’ai recouvré (et retrouvé) des amis d’enfance auxerrois. Le temps n’a pas réussi à effacer l’essentialité (mot que je reprends aux Kanak) et Auxerre et sa région pour moi me font penser à un vers de Rimbaud : « l’échelonnement des haies moutonne à l’infini » Auxerre fait partie de mon patrimoine imaginaire et réel. J’y reviens comme à la source.

 

 Propos recueillis par Merouan MOKKADEM

 

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Hamid Mokaddem- YEIWENE YEIWENE, CONSTRUCTION ET REVOLUTION DE KANAKY ( NOUVELLE-CALEDONIE)
Co-édition
Expressions-La courte échelle/ éditions Transit/ ISBN 978-2-917270-17-2

Lieux de commandes : la librairie Obliques à Auxerre et autres points de ventes dans la région et en ligne sur internet.