La Société des sciences de l'Yonne a édité un fond de lettres inédites rédigées par la poétesse auxerroise Marie-Noël pendant la Grande Guerre.

Elle avait trente ans et encore rien publié.

Le bénéfice sera reversé à la Maison de l'Écrivain Marie-Noël en cours de rénovation.

Trois représentations des "temps fous" ont eu lieu les 8,9 et 10 novembre chez Marie-Noël sur une idée de Jean-Guy Bègue avec comme lectrices Annie Grivel, Danièle Pangrazi, comme lecteurs Alain Grivel, Jean-Guy Bègue et J-C Lavergne et son harmonica.

Un grand moment qui a mis en valeur des extraits du livre et de lettres dont certaines sont exceptionnelles.

On pense à La Bride écrite à Blannay dans le Morvan et comment le cheval est réquisitionné et amené à Auxerre sur la place du Casino.

 



Les lecteurs acteurs ont été rappelés plusieurs fois après la Madelon

 

 

 

 

Deux lettres de Marie Noël

                                                                                                                          

 

 

                                                                                             Blannay par Sermizelles  (Yonne)

                                                                                             Maison Château

                                                                                             19 août 1915

Mon cher parrain,

 

hélas! Vous me faites bien de l’honneur de me traiter en intellectuelle et de me tirer hors de mon pot au feu quotidien pour me provoquer à la lutte ou au jeu des idées.  Des idées ? Je dois bien avoir quelque part, quelque chose comme ça, mais si loin que pour les amener en face de vous sous ma plume et les ranger en bataille, il me faudrait plus de temps qu’à nos pauvres Russes pour se ravitailler en munitions.  Sur le point de vous écrire, ce me semble un si grand travail et j’entends tant d’autres besognes me presser tout autour que je regarde piteusement à la dépense.   S’il le fallait absolument, je laisserais là d’autres travaux que j’aime, mais est-ce vraiment bien utile ?  De vos lettres, comme des réflexions bien plus critiques de papa, je tire toujours, en laissant de côté ce qui m’est plus difficilement réalisable, quelque petite graine dont je nourris silencieusement ma pensée.  Ainsi font les racines qui de la terre ne sucent  que le meilleur pour elles,   une goutte à peine dont elles se font de la sève.

Ne croyez donc pas que je redoute  ‘’la vérité’’, seulement il m’en faut peu à la fois, juste la lumière d’aujourd’hui pour mes pas d’aujourd’hui,  car pour moi, la vérité  est comme le pain un aliment, non pas une friandise.  A l’intérieur elle m’est un rayon qui  vivifie, à l’extérieur et quand j’essaye de la communiquer, elle ne me semble plus qu’un vain bruit de paroles qui trouble l’air et porte dans chaque mot à l’oreille qui l’accueille, un autre esprit que celui qui les a envoyés.

C’est pourquoi  et aussi parce que je suis pacifique à l’extrême que je n’aime pas entrer en discussion, mais j’accepte volontiers les raisons des autres et j’en fais mon petit profit. C’est ce que vous vouliez n’est-ce pas ?

Pas plus que vous, je n’admets le divorce de l’esprit et du cœur. Est-ce d’ailleurs une division possible ? Je crois que toujours le plus fort des deux entraine  l’autre dans son parti.

 

Rassurez- vous pour  les vrais croyants. Là où Dieu est, il aide.  Souvent ces questions qui semblent du dehors les plus  angoissantes, se résolvent  dans l’instinct de l’âme, doucement et naturellement.  On est tout étonné parfois d’une clarté qui vient concilier tout à coup les oppositions les plus menaçantes, effacer dans la douceur, des angles les plus agressifs des unes ou des autres et les fondre dans une lumière supérieure dont on s’émerveille, ne l’ayant pas soupçonnée. L’Esprit a soufflé par là sans doute.

 

Pour ceux dont la religion s’appuie surtout sur l’habitude et les formules, les questions sont plus redoutables ; mais pour ceux qui n’ont pas la foi et sont déliés de Dieu, ils n’ont qu’à suivre tout uniment leur propre lumière, il n’y a pas de question du tout et je ne vois pas pourquoi ils se tourmenteraient.

J’allais développer  je ne sais quoi.  Au fond  j’ai tout dit.

Je crois que vous traduisez très librement   un peu trop librement ma pensée    en m’attribuant un enthousiasme que je n’ai jamais eu pour la ‘’guerre purificatrice’’. Je n’ai même jamais pensé qu’un tel assemblage de mots  puisse exister.  

Au début de la guerre, l’admirable élan par la mobilisation de tous les jeunes  hommes de France, dans l’oubli du danger, des intérêts  personnels, des affections les plus attachantes  vers le sacrifice consenti de tout ce qu’ils aiment, de tout ce qu’ils étaient, à la cause nationale… à la cause humaine devrais-je dire, de la Justice et du Droit, voilà ce qui m’avait transporté d’une sorte de joie.  Les Français étaient-ils donc si grands, si beaux ?  Et nous ne le savions pas… Et nous ne l’avons pas bien vu encore !

 

Le jour où les détenus de la prison d’Auxerre ont offert leur pauvre denier à la défense nationale (c’était le jour où le Tsar promettait l’affranchissement de la Pologne) je crois bien que j’ai pleuré d’émotion.  Ce désintéressement, cette abnégation, la justice, ne serait-ce  pas le commencement d’un relèvement universel !

La guerre pour moi n’avait rien à voir là-dedans. J’en ai l’horreur comme de toutes les calamités, une horreur que ma vive imagination accentue parfois de telle sorte que j’ai peur de la retrouver à mon heure d’agonie. Je sais (et j’ai vu) qu’elle avait ‘’abruti’’ bien des êtres. Elle m’a  apporté d’autres déceptions, une entre autres  qui certainement n’est pas celle dont vous me souhaiteriez  de digérer l’amertume. Je n’en parle pas. Vous me prouveriez  par  A + B que j’ai eu tort d’être déçue là où je l’ai été, comme j’ai eu tort de m’enthousiasmer ailleurs.  J’ai peut-être eu tort,  je me suis peut-être emballée trop vite.  Je me suis peut-être trompée, mais mon cœur bat encore quand je songe à ce départ unanime de toute la France, ce départ si calme, si assuré.  Comme c’était beau.  Et tenez, voilà que je m’emballe et que sans doute je me trompe encore !

Au fond, vous avez tout à fait raison pour l’ensemble des faits et quoique j’espère  pour le lendemain de cette catastrophe, une fraternité entre français plus conciliante, plus compréhensive, une sorte d’amitié qu’auront préparée  entre les meilleures âmes, nombres de favorables rencontres comme celle de l’abbé et l’instituteur ; je pense qu’il restera des âmes étroites qui seront toujours ce qu’elles sont. Ni vous, ni moi ne seront de celles-là bien sûr.

Ni Noël non plus.  Savez-vous à quoi j’ai pensé en apprenant sa détermination inattendue.  D’abord qu’à cette nature enfantine, scrupuleuse, craintive, indécise qui ne savait comment faire pour chasser sa route, la destinée avait peut-être rendu une sorte de service en le poussant dans une voie quelconque.  Toute décision apporte le calme avec la fixité  aux gens incertains.

J’ai pensé ensuite  que si Noël avait aimé quelque chose dans cette carrière de chef militaire, c’est justement ce qu’il aurait aimé s’il avait été pasteur. Il a une âme de berger si naïvement paternelle, si prête à la camaraderie, à l’amitié, si soucieuse du bien des autres, de la lumière à leur apporter, du secours à leur donner, que souvent je me suis étonnée qu’il n’ait pas eu la vocation ecclésiastique.  La théologie l’effrayait. Je comprends cela.  Restait l’amour que certes il a dû bien employer au milieu de ses hommes, au milieu aussi de la communauté souffrante au bord de la mort.  C’est cet amour qui l’a attaché là où il reste et celui qui, en temps de paix n’aurait jamais était que ce sec et médiocre fonctionnaire, le lieutenant ou le capitaine le sera avec enthousiasme au jour du combat, pour se faire le frère aîné, le guide et aussi sans doute le réconfort de ceux qui lui ont été donnés.  Il était déjà ce guide à la tête des jeunes boy-scouts à Sceaux.  Voilà pourquoi et comment j’ai très bien compris sa décision… en temps de guerre. Mais comme Mr Darlu, je crois qu’il aura quelques réflexions de plus à faire en temps de paix.

Voyez-vous ce qui m’arrive ?  Je n’ai pas pu finir ma lettre et deux jours ont passé sans que je puisse la reprendre. Ici les journées sont bien pleines.  Le lundi on court après le beurre, le mardi après le rôti, le mercredi après le pain où les légumes. Entre temps on tambourine des airs à François qui crie ou on sert des encouragements pendant des heures à Pierre qui se démentent.

Je ne vous ai pas dit où nous sommes.  C’est à Blannay, un petit pays bien abrité entre deux écrans de  collines au confluent du Cousin et de la Cure.  Nous sommes logés à la rencontre des deux vallées dans la maison qu’un vieil instituteur n’habite pas pendant les vacances  et les côtes montent derrière nous avec   des vergers sur le flanc et un peu plus haut, mouchetées de bois de sapin et de frênes.  Le climat est délicieux. De la fraicheur dans les vallées, du soleil sur les côtes et pas de vent.

Au premier moment nous avons eu quelque peine à nous ravitailler. Mais Précy est  venu à nous.  Précy est le village de ma sœur de lait sur le haut plateau qui  atteint quelque cent mètres  par-dessus  la Cure, le fameux pont de Pierre-Perthuis. C’est le  pays de mes nostalgies, mais nous n’y sommes pas allés, car on n’y trouve ni maison ni nourriture autrement  que par l’aumône et nous tenions cette année à ne pas nous éloigner du chemin de fer qui peut-être  on ne peut pas savoir  nous apportera un courrier de malheur et devra nous ramener bien vite alors au milieu des nôtres.

Nous ne sommes donc pas montés à Précy, mais lundi nous avons vu arriver ici, ma sœur de lait  Melie, sa fille Angèle et l’âne Samuel porteur et tous les fruits de la terre qu’on étale d’ordinaire au marché.  Ce fut une invasion de pommes de terre, de carottes, de haricots, de petits pois, d’oignons, d’ails, de pommes, de prunes sans compter les œufs et la volaille.

Mercredi, nous rendons à Précy la visite que nous avons reçue.  Mélie nous y offre à déjeuner dans le château de Marie Fleury, la vieille bonne de mon jeune ménage et de grands conciliabules se sont tenus entre les deux femmes pendant qu’elles attelaient ensemble l’âne Samuel pour le chemin de retour.

Pierre a saisi quelques mots. Marie disait : ‘’ Vous sortirez mon argenterie !!’’. Il a entendu aussi que le mari de Mélie, garde champêtre, se procurerait bien des truites par le braconnier. Je pense que nous aurons là une bonne journée.   Par Mélie et par d’autres, je constate qu’en ce coin arriéré du Morvan, la guerre ne trouve que la plus totale indifférence.  Les Français, les Prussiens, les alliés, la défaite, la victoire qu’est-ce que tout cela ? La seule chose qui importe, c’est le ‘’dérangement’’ apporté aux ouvrages ou parfois la mort de tel ou tel.  Hors de là, pas de souci et ce calme finit par nous atteindre.  Parfois la guerre nous est rappelée par  la rencontre d’un jeune mutilé   ou par  quelque parole qui sort plus haut qu’une autre du cabaret d’en face.  L’autre jour un vieil homme y expliquait : «  J’aimais bien Joseph, je ne l’aime plus, il est devenu trop soldat ! ». Voilà tout.  Ordinairement hommes  et femmes nous parlent d’autres choses.

            Il faut encore vous quitter.  Une autre fois je correspondrai par cartes postales. Ce sera plus simple.

           

Adieu mon cher parrain, je vous embrasse de tout cœur ainsi que ma marraine.

 Votre filleule qui vous aime bien.

                                                         

Marie Rouget

 

Tout mon monde  d’ici se rappelle à votre bon souvenir

 

Cette vue est prise à 1500m de chez nous à Givry où je vais à la messe le dimanche, car je garde François pendant que toute la famille assiste à celle de Blannay.   Givry  est un des plus délicieux villages que j’ai vus dans cette région charmante de l’Avallonnais.

(Carte postale jointe)

 

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                                                                                                                                              Auxerre 10 août 1914

 

Mon cher parrain,

 

Nous sommes tous, hommes et femmes si occupés de besognes pressantes : travail pour l’armée, œuvres de protection contre la misère publique… que vraiment nous n’avons plus ni le temps ni le goût d’écrire et qu’il ne faudra pas m’en vouloir de mes silences quand vous les trouverez un peu longs.  Que vous dirais-je d’ailleurs ? De nouvelles ? Nous n’en n’avons ni plus ni moins que vous ; d’impressions ?  Nous vivons trop vite pour nous arrêter à aucune d’elles – nous nous laissons aller au courant de la journée, de souci en souci, de besogne en besogne, de crainte en espoir, ballotés de-ci delà par les circonstances, employés sans repos à mille petites tâches successives sans savoir où nous en sommes. Et à chaque jour suffit sa peine.

Quelquefois, il me semble en me couchant le soir, que le sommeil va tout effacer de ce qui ne doit être qu’un court et mauvais rêve et que le lendemain nous serons revenus à la vie normale des jours de paix. Et la nuit passe ; vers l’aube des pas inaccoutumés rompent le silence et on se réveille tout à coup dans l’angoisse du matin, pour faire face à de nouvelles inquiétudes et porter de nouvelles fatigues.

Voici en gros les ‘’positions’’ de toute la famille : Pierre et Antoinette sont à la maison, Pierre attend d’être incorporé dans quelques jours, dans les services des hôpitaux militaires. Il restera probablement à Auxerre qui semble ville désignée pour recevoir un très grand nombre de malades et de blessés. On y a préparé à cet effet de très importantes ambulances dans toutes les écoles, et autres établissements publics. Louis Barat a été appelé à Neufchâteau pour servir aux ambulances de 1ére ligne. On ne sait pas actuellement où il est, ni où se trouve Julien. Méta reste à Périgueux avec sa petite et sa bonne.  Elles sont là tout à fait en sûreté.

Et Henri est parti hier avec le 204° pour une destination inconnue.  Nous l’avons reconduit à la gare et en l’embrassant une dernière fois nous lui avons laissé dans les bras huit litres de vin pour son escouade. Tous ces jeunes gens étaient si braves, si gais, si décidés que nous ne pouvions pas leur montrer de tristes figures. Ce moment a été dur, surtout pour maman.

Des trains passent sans interruption en gare d’Auxerre, ceux du midi arrivant enguirlandés de fleurs au chant de la Marseillaise. Ce chant est si puissant que nous l’entendons de notre maison bien que la gare soit assez éloignée. Quand vers le soir, porté par le vent, il nous arrive mêlé aux sifflets lugubres et longs des machines de ‘’l’Orléans’’, nous frissonnons de tristesse et d’espérance. Hier, quelques prisonniers allemands ont passé à Sens devant des trains régimentaires. Les officiers français ont rappelé à leurs hommes ce qu’ils devaient au malheur et ont été aussitôt compris. Les prisonniers ont été accueillis par le plus grave et le plus respectueux des silences par ces mêmes jeunes gens qui réclament la tête de Guillaume sur les airs les plus belliqueux et les plus variés.

Il parait que ces pauvres diables d’Allemands étaient mourants de faim ; je ne sais pas d’où ils venaient. Ceux qu’on a pris en Belgique sont encore stupéfaits de s’être battus contre des Belges. On leur avait fait croire au contraire qu’ils allaient défendre la Belgique contre les Français envahisseurs. Ils croyaient se battre pour le droit et c’est eux qui l’ont violé.

Ce mensonge du gouvernement allemand à des peuples, soulève ici une indignation sans mesure. On se demande si, quand l’Allemagne saura la vérité, elle ne se soulèvera pas contre ceux qui l’ont menée à la mort par une traitrise. Je fais des vœux pour la République Allemande bien qu’elle soit encore loin d’être mûre que c’est presque une folie d’y songer.

J’ai reçu votre lettre de la Chaldette huit jours après son départ, c'est-à-dire avant-hier. Tout le monde ici a déploré la mort stupide de Jaurès. Quelques-uns disent que c’est les allemands qui ont tâché par ce crime, de soulever en France la révolution sociale. Que ne dit-on pas ? Et que dit-on de vrai ? Cette mort m’a semblé à moi d’autant plus douloureuse, que la plupart de ceux qui à une autre heure, se seraient recueillis longuement devant elle, n’en n’ont pas eu le temps. Un moment après cette pénible nouvelle, le tambour annonçait en ville la mobilisation générale. Une émotion a instantanément chassé l’autre. Nous sommes infestés de nouvelles et ne savons plus quel journal croire…  Jusqu’à présent c’est ‘’Le Temps’’ qui avec un certain calme donne les nouvelles les plus prouvées. Le recevez-vous encore ? Je ne le pense pas, car alors vous auriez été au courant des trois démarches infructueuses de la papauté auprès de l’empereur d’Autriche, au moment de ces semblants de pourparlers qui nous ont donné tant d’espoir.  Le même journal annonce qu’une vaste société se forme à Paris pour lutter contre la misère publique. Je vois à la tête, Mme Amette, le grand Rabbin Lévy, le pasteur Wagner . C’est très bien !

Ici, nous sommes aussi unis et s’il y a quelque chose de beau dans la pensée unique qui réunit toutes les armées dans la même vaillance, c’est beau aussi que cette fraternité de nos vieux paysans qui ont mis en commun tous les travaux de la moisson, si bien que les femmes abandonnées viendront comme d’habitude au bout de leur ouvrage.

Je vous quitte – Nous sommes pleins d’espérance, tant le peuple de France est grand de son droit et fort de ses alliances. Papa, comme vous, se souvient de 1870 et trouve aujourd’hui notre vertu bien supérieure. Et maintenant à la grâce de Dieu !

Je vous embrasse de tout cœur et tout le monde se joint à moi. Bon courage !

Votre filleule qui vous aime bien

 

                                                                                             Marie Rouget