Il y a deux camps. Deux camps de frères ennemis. Les uns ne font pas dans la dentelle et attendraient les migrants avec des cailloux et des épithètes haineux, les autres au contraire entonneraient des chœurs et distribueraient macarons et pulls du mohair le plus fin.

Bien sûr on est dépassés, et bien sûr il y a aussi nos pauvres, nos sdf, nos retraités qui survivent au lieu de vivre comme ils l’ont mérité. Et oui, on se serre déjà la ceinture de notre côté, et oui on se demande où ça va s’arrêter.

Et oui, on est dans le noir complet, et finalement on ne sait que ce qui se fait savoir : les faits divers, jamais bien beaux : ceux qui s’enfuient des camps de migrants, ceux qui s’entretuent ou s’en prennent aux nôtres, ceux dont on apprend qu’ils se font repousser en Allemagne, puis en Belgique, puis en Italie, et arrivent en France où on finit par découvrir, quand ils ont fui à nouveau, qu’ils sont recherchés par leur police et d’autres. Alors on s’indigne : quoi ! On accueille des fuyards, des gens aux identités incertaines, des profiteurs…

Mais ces gens-là, les profiteurs, les types louches… nous les avons toujours eus aussi. Qui ne connaît son voyou de quartier, qui un jour fait les gros titres de journaux et dont on dit alors « ça ne m’étonne pas » ? Qui n’a pas dans ses proches le chômeur professionnel qui ricane parce qu’il s’en sort toujours sans rien faire, lui, alors que les autres triment ? Qui n’a pas entendu parler ou côtoyé le bigame ou père de deux ou trois familles qui ignoraient tout l’une de l’autre ? Et le type qui pille dans la caisse de son lieu de travail ? Qui met les mains aux fesses des employées qui veulent « monter en grade » ? Ils sont Français, Belges, Allemands… ils sont nés parmi nous. Et eux, on ne peut pas espérer « les renvoyer d’où ils viennent », on les garde à vie…

Bien entendu, on se passerait d’en importer, mais voilà… l’humanité est un peu partout faite du même compost : les profiteurs, les amoraux, les violents, les qui s’en foutent, les dévoués, les solides, les nobles de cœur…  

Il y a toutes les histoires de migrants ou réfugiés qu’on ignore sauf si on entre en contact avec eux : ce jeune Syrien, séparé de sa famille dans le « tri migratoire » car il avait 20 ans et considéré par nos critères comme apte à se débrouiller, alors que ses frères et sœurs plus jeunes sont restés avec les parents et envoyés en Angleterre alors qu’il était désormais confié à la Belgique. Un jeune homme qui ne parlait pas la langue, n’avait jamais dû cuisiner ou prévoir des courses à faire, et qui a fait de son mieux pour suivre les cours de français, mais se languissait des siens. Un jour il a disparu. Pas un voyou. Il a laissé un cadeau sur la table du studio qu’il louait, pour sa logeuse, et l’argent du loyer pour deux mois. Il a disparu. Peut-être a-t-il retrouvé sa famille, peut-être a-t-il fini victime des passeurs. Ou cette famille tchétchène, arrivée pendant la guerre. Ingénieurs tous les deux, un fils. On découvre que le mari a le cancer, et alors que la guerre est terminée et qu’ils pourraient donc rentrer, ils peuvent rester car on ne renvoie pas un malade. Elle, elle fait des ménages. Le fils étudie bien, parle le français couramment. Les années passent, le mari va de plus en plus mal, elle sait que s’il meurt ils devront retourner. Or… elle et son fils seront désormais rejetés de leur clan, parce qu’ils sont partis…

Tant de choses que nous ignorons au sujet de leur situation familiale, tribale, personnelle.

Ce que nous savons, c’est en tout cas qu’ils sont victimes, de guerre ou misère, et d’un parcours administratif infernal. Ils sont tout de suite entourés de vautours, les passeurs, ceux qui offrent faux papiers, faux espoirs, contre l’argent qui leur reste. Certains ont en leurs mains tout l’argent de la famille, avec mission d’en sortir et puis de les faire venir, tout comme le fit le Stavros Topouzoglou du livre America America d’Elia Kazan. « Mon nom est Élia Kazan, je suis Grec par les origines, Turc par la naissance et Américain parce que mon oncle a fait un voyage ».

 

Image du film America America (D.R.)

 

 

Ils ont des enfants, et c’est par ces enfants que l’intégration se fera, laissez-les donc côtoyer les vôtre en classe ou lors des jeux, c’est par eux que les choses se lisseront, se calmeront. Ils rêvent tous d’un monde duquel ils veulent faire partie. Que nous soyons dépassés et apeurés, c’est normal. Mais faisons, chacun, la petite chose, même s’il ne s’agit que d’une chose, pour agir en humain capable de compassion et de jugement.

 

                                                                                  Suzanne DEJAER