La quatrième de couverture vous apprendra que, né en 1950, l’auteur est passé par l’extrême droite puis l’extrême gauche avant d’aller visser des boulons en usine pendant trente cinq ans. Après quoi, on l’a foutu dehors et il a décidé de se mettre à écrire. Ce qu’il a fait bien et même très bien.

La preuve : Canal Mussolini. Il y a pour lire ce bouquin un tas de bonnes raisons. L’histoire est passionnante, les personnages ont de l’épaisseur et de l’humanité, l’auteur a du style, du vocabulaire et, ce qui est à peine croyable s’agissant de littérature contemporaine, il ignore manifestement le sens de l’expression « se gratter le nombril ». Enfin c’est un vrai grand livre politique.

Les héros de Pennachi sont fascistes et pas qu’un peu : Marche sur Rome, assassinat d’opposants et guerre coloniale, ils ne ratent aucune occasion de pencher du mauvais côté. Pourtant on les comprend, pire, on les aime, les Peruzzi, ces paysans de la plaine du Pô dépossédés par un nobliau local (« Maudits soient les comtes de Zorzi Vila »). Pourquoi ? Parce qu’ils sont humains tout simplement avec des qualités, courage, honneur et sens de la solidarité, qui font qu’on ne saurait les réduire à la beauferie ordinaire dans laquelle étaient censés baigner les partisans du Duce. Loin des clichés commodes et des idées toutes faites, Pennachi peint une réalité qu’il vaut mieux regarder en face, ne serait-ce que pour se rappeler qu’elle pourrait bien, un jour ou l’autre, nous rattraper.

Bonnes feuilles :

Grands-parents

Mon grand-père était bon comme le pain et riait tout le temps. Il prenait dans ses bras ses enfants — puis ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants -, il les taquinait et jouait avec eux, malgré sa femme. Elle disait «Prends l'fouet», mais c'était nous, les petits, qui aurions pu le fouetter. Nous ne l'avons jamais vu en colère, nous n'avons jamais entendu un reproche dans sa bouche ; il se bornait à vous regarder, et de surcroît gentiment. Il faisait, tout content, les quatre volontés de ma grand-mère, et chaque fois - y compris dans l'Agro pontin - qu'on lui demandait son avis sur telle ou telle question, il répliquait prudemment: «Ah, interrogez ma dame.» Ma grand-mère, en revanche, s'abstenait de le consulter, elle le mettait devant le fait accompli, et quand un de ses enfants hasardait « Et papa? Z'êtes sûre que papa dira rien ? », Elle répondait « Ah, j'le connais».

Je ne voudrais pas que vous vous mépreniez. Il est possible que je n'aie pas été clair: mon grand-père n'était ni un larbin ni une lavette. Cette situation leur convenait à tous les deux. Pensez donc: à la fin - en 1952 -, ma grand-mère s'est levée un beau matin comme d'habitude et a constaté que mon grand-père restait au lit à paresser. Elle lui a lancé un regard courroucé qui signifiait: «Qu'est-ce que t'attends?» H a déclaré : «J'crois que j'vais pas m’sentir bien jourd'hui. J’reste au lit. » Et le lit, il ne l'a plus jamais quitté. Un soir, vingt jours plus tard, alors qu'elle s'asseyait à côté de lui, il lui a dit l'une voix faible : « C'que t'es belle ! » Elle a répliqué «Non, mon cher, c'est toi qu'es beau!» et il est mort un peu plus tard.

Tout au long de ces vingt jours, elle n'avait pas cessé de monter et de descendre l'escalier pour le soigner comme un enfant. Après sa mort, elle a tenu à le laver et l'habiller, et le lendemain matin, à l'enterrement, elle est restée toute droite pendant la cérémonie -jusqu'au cimetière -, toute droite, sans verser une larme. Mais le soir, de retour à la maison, elle s'est couchée pour ne plus se lever, et vingt jours plus tard, elle était morte elle aussi.

La fin du bienno rosso (1)

En attendant, c'était la guerre civile à l'extérieur, je vous le répète, toi d'un côté et moi de l'autre, et quand c'est la guerre, c'est la guerre, chacun se bat avec ce qu'il a – ses ongles et ses dents. D'après mes oncles, c'était l'autre camp qui avait entamé la dispute. D'abord en insultant les soldats démobilisés, comme s'ils avaient trahi la patrie et le prolétariat, puis en multipliant les agressions: «Ce sont eux prétendaient mes oncles, qui ont brûlé les paillers et occupé les usines, et c'est ainsi qu'ont volé les coups de fusil, les morts et les blessés. »

L'affrontement est donc devenu militaire - il l'est devenu par la force des choses – et l'on n'a jamais vu personne se battre en respectant les pactes. Si l'on veut se battre et l’emporter, on doit jouer le tout pour le tout. Impossible de dire « Non, battons-nous seulement à mains nues » ou encore «pas de coups bas». Ah non, quand vous décidez de vous battre, il faut vous attendre à ce que je réagisse: coups de poing, de pied, morsures, j'prends l'bâton. J'joue le tout pour le tout, j'mets ma vie en jeu. C'est la seule façon de pouvoir espérer l’emporter.

Or, les rouges avaient d'abord occupé les usines et brûlé les paillers, puis ils s'étaient ravisés: « Squadristi!» lançaient-ils maintenant à mes oncles. Et plus nous tirions, plus ils se ravisaient, car-je vous l'ai dit- ils étaient divisés, ils n'avaient pas un unique chef, une unique idée. Ils étaient de toutes les couleurs, avaient mille factions, et chacun n'en faisait qu'à sa tête. Ils ne parvenaient pas à s'entendre. Pis, ils se traitaient mutuellement de traîtres—comme dans notre gauche aujourd'hui -, certains criaient «Révolution ! », d'autres «Non, halte: réformes ! », et pour terminer ils n'aboutissaient à rien. Même ceux qui voulaient résister- les Arditi del popolo, par exemple- se sont retrouvés isolés : « Pourquoi me sacrifier? ont-ils dit. Je ne suis pas plus bête que les autres ! Moi aussi, je reste à la maison pour voir comment ça finira. » C'est ainsi que le bienno rosso a échoué.

Moins de deux mois plus tard - en novembre et décembre -, toutes les administrations socialistes de la Bonification ferraraise, de l'Emilie, des Pouilles, de la Vénétie Julienne et de la basse plaine lombarde tombaient. Les administrations rouges tombaient par démission - démission à coups de fusil, bien entendu - et étaient remplacées, aux élections, par les nôtres. Les fascistes. Là où pullulaient autrefois chambres de travail, ligues et sections socialistes, les gens déchiraient en masse leur carte pour s'inscrire au Fascio, dont la force, la détermination, l'idée unique sautaient aux yeux: «Ces types-là vont réussir. Ou plutôt, ils ont déjà réussi. » Exactement ce qui s'est produit ensuite le 25 juillet 19431 (2): la veille encore tout le monde était fasciste, et le lendemain tout le monde anti. Ou en 1989-1994: avant, les gens étaient tous communistes et démocrates-chrétiens, après ils ne juraient plus que par Berlusconi et la Ligue lombarde. Le vent tourne, mon ami, et quand il tourne, la tempête arrive.

1 - bienno rosso En Italie les deux années 1919 à 1921 marquées par de nombreuses grèves, occupations d’usines et mouvements sociaux

2 - 25 juillet 1943 Destitution puis arrestation de Mussolini par le grand conseil fasciste, il a été libéré un peu plus tard par les nazis.

Chambolle