Depuis le clocher de la «colline inspirée», 400 habitants, le Journal de Vézelay de Romain Rolland a pour premier mérite de restituer en détail une existence quotidienne pendant la guerre, cette atmosphère où chacun vit entre silence, pénurie, réquisitions, désespoir et corbeaux. C’est d’abord un formidable document.

Vézelay ? «Une ville qui meurt dans l’amertume de son passé, écrit-il en mai 1938 (où venant de Suisse, il s'installe avec son épouse Marie dans la maison qui, aujourd'hui, abrite le Musée Zervos), - l’ombre d’une ville -, que font vivre seulement les étrangers. Son versant sud est habité par des petits bourgeois réactionnaires et des rentiers. Le versant nord paraît abandonné à un peuple maigre et misérable, qui vit à part, l’air hostile et farouche. L’intransigeance du curé doit ajouter à la division des classes. Il n’admet pas qu’on assiste à ses offices.» Ce curé vichyste est saisi, en août 1944, par les résistants. Quelques heures plus tard, ils le relâchent en bas de la ville avec une croix gammée sur le front, «imprimée à la pointe, en tatouage». «On le lâche à l’entrée de la ville, afin qu’il soit forcé de s’exposer aux regards malveillants des paroissiens. Mais il se refuse à monter la grand-rue. Au sortir de l’auto, il est comme égaré ; il entre dans les jardins particuliers, il y erre à grands pas ; puis, il réussit à trouver le chemin de ronde, par où il rentre chez lui, sans avoir été vu.» Des dizaines de scènes de cet ordre dressent un tableau à la Clouzot de l’Occupation.

Prix Nobel 1915, passionnément lu sur tous les continents, correspondant de Freud, sujet d'une biographie de Stefan Zweig, proche de Gandhi, reçu par des chefs d'Etat, Romain Rolland était ce qu'on ne sait plus qu'un écrivain peut être : un pape laïc, un patron des âmes et des coeurs, un fétiche.

Jean-Christophe, le cycle romanesque qui l'a imposé (1904-1912), a été un guide pour deux générations de jeunes gens ardents, qu'exaltait l'idéal de sagesse et de libération auquel il donnait une forme pour nous un peu surannée, mais alors impeccablement moderne.

"J'entends se perdre dans les espaces, écrit-il en 1939, le hurlement enroué de la bête traquée, cinq ou six fois millénaire, - l'humanité."?

Muré dans le silence de sa retraite de Vézelay, il se transforme en témoin d'un monde à l'agonie. Il sait, lui qui ne peut plus agir, que le témoignage est une action projetée vers l'avenir, seul apport possible de la dignité humaine dans les époques d'indignité. Autre pôle du livre : cette tension de l'indéracinable espoir, quand tout le dément. Alors, il raconte. L'Europe entière lui rend visite, ou lui écrit, et son récit contient tous les plans d'une description complexe de la période, de l'incertitude qui marque la fin des années 1930 à la tragédie de l'Occupation, en passant par celle, mêlée de comédie grinçante, de la "drôle de guerre". Rien ne doit échapper au témoignage pour nous, heureux bénéficiaires de cette paix que, mort le 30 décembre 1944, quatre mois avant la fin de la guerre, il ne verra plus.

Journal de Vézelay 1938-1944, de Romain Rolland, édité par Jean Lacoste, Bartillat, 1 176 p., 39 €.

 

Romain Rolland (DR)

 

 

Voici le texte de la quatrième de couverture  pour donner un court aperçu de son intérêt

 

En juin 1938, Romain Rolland et sa femme Marie quittent la Suisse et s'installent en France, à Vézelay,où ils passeront toutes les années d'Occupation. Le grand pacifiste de 1914, « au-dessus de la mêlée », l'homme épris de culture et de musique (auteur de biographies de Michel-Ange, de Beethoven ou de Tolstoï), l'immense romancier (le roman-fleuve Jean-Christophe, qui fut un triomphe, mais aussi Colas Breugnon et L'Âme enchantée), l'éveilleur qui fit découvrir les spiritualités indiennes à l'Occident (Vivekananda, Ramakhrishna, Gandhi...) retrouve sa région d'origine. Lui qui fut un grand germanophile et un compagnon de route du Front populaire doit faire face à l'Occupation allemande et au régime de Vichy. Il n'en continue pas moins à tenir son journal, dont est publiée intégralement, dans ce volume, la partie correspondant aux années de Vézelay, de 1938 à 1944. Il s'agit du témoignage exceptionnel d'un écrivain au quotidien dans un village français pendant les années sombres.

Au jour le jour, il note les faits marquants de la guerre et suit la vie à Paris, où il se rendra plusieurs fois. Le 30 décembre 1944, il s'éteint. Pendant ces années, la grande conscience que fut Rolland, lucide jusqu'à la fin, continue à s'interroger, nourrit un dialogue avec Claudel, reçoit Éluard et Le Corbusier, écrit une somme sur Charles Péguy, renoue avec des amitiés anciennes. Ce livre constitue un événement.

Jean Lacoste est philosophe et germaniste. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur Goethe. Il a également traduit Nietzsche et Walter Benjamin. Depuis de nombreuses années, il s'intéresse à l'oeuvre de Romain Rolland.

 

 

1866 Romain Rolland naît à Clamecy (Nièvre).

1904-1912 Publication des dix volumes de Jean-Christophe aux Cahiers de la Quinzaine.

1915 Au-dessus de la mêlée. Il reçoit le prix Nobel de littérature.

1921 Stefan Zweig écrit Romain Rolland, sa vie, son oeuvre.

1923-1936 Correspondance avec Freud.

1924 Publie Mahatma Gandhi. Il rencontrera Gandhi en 1931.

1935 Voyage à Moscou.

1937 Il s'installe à Vézelay.

1939 Pacte germano-soviétique. Il démissionne de l'Association des amis de l'Union soviétique.

1944 Il meurt le 30 décembre.

 

Janvier 1940. "Des entretiens ou des échos qui me viennent du front français me décèlent, avec terreur, l'ébranlement profond des esprits de ceux qui sont chargés de défendre le pays de France, leur manque total de foi en la cause qu'ils défendent (...). Ils en sont venus à penser et à dire (entre eux) que tout est mensonge dans cette guerre, comme dans celle de 1914, que Hitler, comme autrefois Guillaume II, est une invention des profiteurs, des ploutocrates seigneurs et exploiteurs de la guerre, et qu'il n'y aurait qu'à faire la paix, chacun des peuples derrière sa ligne Siegfried ou Maginot. Les utopies mortelles des pacifistes à tout prix ont bien travaillé ! Tous les égoïsmes inquiétés y trouvent leur compte. Les pauvres gens ! (...) On leur a tant de fois crié "au loup !"- quand le pire loup était le berger, qu'à présent que le loup est venu vraiment, le loup Hitler, qui ferait d'eux ce qu'il a fait des Autrichiens, des Tchèques, des Polonais, vaincus - de la chair à canon pour les prochaines guerres ou des victimes pour les camps de concentration, - ils n'y croient plus et sont tout près à rendre les armes."

Journal de Vézelay, page 311

 

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