« Étudier cette très vieille personne qu’est l’Humanité comme si elle était née d’hier, c’est se condamner à ne point la comprendre. » Tant de sociologues, d’économistes et même d’historiens partagent aujourd’hui l’erreur dénoncée par Marc Bloch qu’on est tout surpris de découvrir qu’il se trouve encore des auteurs pour ne pas céder à la fascination de l’immédiat. Hervé Le Bras et Emmanuel Todd sont de ceux-là. Dans leur dernier livre « Le mystère français », ils étudient l’évolution de notre pays sur les vingt dernières années à la lumière de son passé lointain. Ils mettent en valeur toute l’importance des vieilles structures familiales et sociales en particulier combien pèse encore l’influence du religieux y compris là où l’église catholique a cessé d’exister comme institution.

Ils montrent aussi combien perdurent les pesanteurs géo-historiques. L’étude de la diffusion des noms de famille permet une observation fine des immigrations d’une région vers l’autre. On voit alors qu’entre l’Est et l’Ouest du pays subsiste, de siècle en siècle, une barrière qui, si elle n’est ni étanche, ni infranchissable, sépare des comportements qui traduisent des choix politiques et éthiques très différents qui font qu’un habitant de la Seine Maritime préférera s’installer dans les Landes pendant qu’un natif de la Haute Saône sera plus attiré par le Var. Sans jamais céder au déclinisme ambiant, le livre s’intéresse aussi aux raisons qui font que les solutions proposées pour résoudre les problèmes posés par la globalisation croissante du monde sont, ou non, efficaces selon les régions. Les explications qu’ils avancent mériteraient d’être beaucoup mieux prises en compte par les amateurs de modèles importés qu’ils vénèrent le libéralisme anglo-saxon ou qu’ils admirent le capitalisme rhénan.

Enfin, ils présentent une analyse très convaincante de l’évolution politique de la France.

Le chapitre consacré au Front National est, en particulier très convaincant, même si, et c’est ma seule réserve, je le crois trop optimiste. En effet, Todd et Le Bras pensent que le parti de Marine Le Pen connaîtra la même évolution, en beaucoup plus rapide que celle qu’a subi le PCF : croissance dans les secteurs marginalisés et pauvres de la population, puis stagnation et dilution finale. C’est, à mon avis, minorer un des aspects les plus intéressants de leur étude sur le sujet : le basculement lent mais indéniable d’une partie des classes urbaines relativement aisées des centres villes et des quartiers d’habitat individuel que leur proximité territoriale met en concurrence directe avec les groupes immigrés ou issus de l’immigration des quartiers dits défavorisés. Contrairement à ce qu’affirment les deux auteurs et avec la crise économique en facteur aggravant, cette situation, peut permettre, au FN de continuer à jouer sur les deux tableaux de la défense sociale des plus pauvres, pourvu qu’ils soient Français, et de la détestation des étrangers. Si on y ajoute un discrédit, de plus en plus marqué, d’élites politiques et intellectuelles de plus en plus incapables de parler à un pays réel qu’elles ne peuvent comprendre puisque, refusant d’en sonder les profondeurs historiques et anthropologiques, elles n’en ont qu’une connaissance très superficielle, on peut se dire qu’il y a de quoi s’inquiéter. Consolons nous en pensant que le pire n’est jamais sûr. Une bonne façon de le conjurer est de lire et de faire lire « Le mystère français ».

Chambolle

(Nous avions rendu compte du passage de ces deux auteurs à Auxerre pour une conférence à l'invitation du Cercle Condorcet)