AUXERRE TV publie à la faveur de l'été une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping

 

 

 Maléfice

 

Une nouvelle de Jean-Paul LECLERC

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Jean-Paul Leclercq (signe parfois Jean Lécriteur) Auteur belge amoureux du texte court né le 4-4-44 à Verviers

Editeur : éditions Noctambules à Verviers. Publie aussi sur www.liraloeil.be


Maléfice


 

Il le savait bien que ce qu'il écrivait c'était de la merde. Il savait bien qu'il ne serait jamais Victor Hugo ou Henry Miller ou Jean- Paul Sartre ou Herman Hesse ou Saint-Exupéry ou même Ponson du Terrail. Il était bien trop lucide pour ça, bien trop détaché, bien trop conscient de la vanité me du geste d'écrire.

Sans cesse hanté par la remise en perspective de toute chose face à l'univers, sans cesse pénétré du sens du dérisoire et de la certitude du provisoire que donne la mort. 

Mais voilà. De toute façon il ne savait rien faire d'autre.

Ce n'était me pas qu'il dût donner du sens à sa vie, il vivait avec la conscience permanente de l'absurdité de toute chose. Cela le mettait à l'abri de quelque compensation métaphysique que ce soit. La vraie raison était sans doute qu'il lui fallait occuper le temps sous peine de mourir d'ennui.

Autant donc se laisser aller à la jouissance purement sensorielle que lui procurait le flux des mots et à l'étrange sensation qu'ils ne venaient pas de lui, qu'il écrivait, esclave ravi d'une muse, sous la dictée, dans une sorte de transe.

Outre qu'il méprisait profondément les jeux d'ego dans le bac à sable des milieux littéraires et qu'il n'était pas prêt à aller y faire des ronds de jambe et des flagorneries, il était évident qu'il s'y était de toute façon pris très tard. Il lui avait fallu vivre d'abord. Et il avait vécu nom d'un chien ! Jusqu’à quasi en crever. Il avait brûlé la chandelle par les deux bouts mais avec toujours, en réserve dans sa poche, ce projet d'écrire qu'il ne réalisait jamais. Ainsi, de remise à plus tard en remise à plus tard, il en était arrivé à cet âge où c'est le corps qui, lui seul, décide. Alors il s’était souvenu de cette réserve dans sa poche. Elle avait à présent le loisir de déborder en un flux qu'il ne pouvait plus volontairement interrompre, entrecoupé de moments de stérilité générateurs des angoisses du manque.

Dans ces moments-là, fatigué d'attendre une inspiration dont il voyait bien qu'elle ne viendrait pas par l'opération du Saint- Esprit, il finissait par passer à l'attaque. De rage, il jetait sur le papier n'importe quoi. Quelques phrases. Et généralement, ça fonctionnait. La muse s'en emparait, elle y en ajoutait d'autres et la compulsion se remettait en route... Il était reparti sans même savoir le moins du monde où il allait. Il faisait simplement confiance au temps et aux mots. néralement, ça fonctionnait assez bien et à défaut de transmettre à l'humanité un message capital, ça lui procurait du plaisir ou plutôt un immense soulagement, une justification d'être là.

D’habitude, il oubliait très vite jusqu'au contenu de sa dernière ponte, seulement préoccupé de la suivante. Quand il lui arrivait de rencontrer un lecteur qui l'entreprenait sur tel ou tel de ses récits, cela donnait lieu à des situations embarrassantes. Il faisait alors appel à sa science approfondie du propos évasif, servi en cela par le fait qu’il savait que, presque toujours, ce qui intéressait exclusivement son interlocuteur était son propre discours. Il appréciait assez ce travers de l'âme humaine, le trouvant bien commode pour masquer à quel point le contact de ses semblables le mettait mal à l'aise.

Pour l'heure, il était dans un de ces redoutables entre-deux. Il avait terminé et publié un récit dont le monde se serait bien passé mais torché avec le plus grand soin et une exigence de pureté stylistique qui lui semblait tout le sel de sa plume.

Il était confronté au vide.

 

Il lui semblait que, bien ou mal, il avait tout dit de ce qu'il avait à dire. Après et avant tant d'autres qui avaient fait ou feraient la même chose. Soit donner leur incontournable point de vue sur le temps plus ou moins long qui allait d'un néant à l'autre, de la naissance à la mort.

L’âge aidant, il ne se passait, dans sa vie concrète, plus rien de bien intéressant. Juste une routine qui n'était plus la vie. Rien qui pût stimuler sa créativité. Aussi cherchait-il fébrilement dans son passé le point d'amorçage d'une nouvelle histoire. Il savait pourtant que, comme chaque fois, c'était vaine tentative, que l'idée, si elle venait, viendrait toute seule et le surprendrait. Il ne pouvait s'empêcher, sous peine de stress,  de se livrer à cette chasse inutile, de retourner des tonnes de souvenirs, de faire défiler des millions de visages, d'évoquer un nombre infini de piteuses anecdotes tout à fait insignifiantes.

Et si plus rien ne venait ? Et si son dernier récit allait être vraiment le dernier ? À chaque fois cette hantise le tenait au ventre. Au sens propre car son transit intestinal s'en trouvait toujours accéléré.

Il se mit à suivre les gens en rue. Comme ça, au hasard. Dans l'espoir qu'il allait arriver quelque chose à quelqu'un qui lui donnerait une idée. Mais la vie des gens a été de tout temps semblable à ce qu'était devenue la sienne : incroyablement monotone, toute tracée, formatée par le sysme. Il ne leur arrive jamais rien de vraiment atypique.

Même leurs ennuis sont d'une sespérante banalité. Ce sont des ennuis de citoyen consommateur !

Un jour, tout de même, après bien des filatures inutiles, sur un trottoir en pavés bleus, une paire de hauts talons accrocha son regard et il se mit à les pister, les yeux au sol. C'était une paire d'escarpins rouges, de petite taille mais d'une rare élégance portée par la démarche de gazelle des deux fuseaux noirs d'un pantalon étroitement ajusté. L'ensemble devait appartenir à quelqu'un mais il ne s'en souciait pas. Ce qui le fascinait, c'était le mouvement alterné, régulier et harmonieux de ces deux pendules rouges et noirs.

 

 

 

Il était tellement hypnotisé, son regard était si accaparé, il suivait si aveuglément qu'il ne savait pas si l'objet de son enchantement suivait une trajectoire rectiligne ou s'il tournait à gauche ou à droite.

Ce fut long mais il avait perdu la notion du temps.

Un incident le ramena brièvement à la réalité sans pour autant lui faire lever les yeux : il avait marché dans quelque chose de mou et d'odoriférant. Une merde, à n'en pas douter. Mais une fois le constat effectué et la chaussure sommairement raclée sur un couvercle de poubelle qui traînait là, ses yeux se remirent automatiquement à la poursuite de leur cible, il pressa un peu le pas. C'était reparti.

Le pistage continua un long moment encore.

Jusqu'à ce que, à nouveau... ce truc mou, cette odeur de fiente. Il pesta, ses neurones se réveillèrent un instant. Pas de doute ! C'était la même merde !

Ils avaient tourné en rond ! La lucidité lui revenait. L’ensorcellement était brisé. Il regarda autour de lui.

C'était une avenue plantée de platanes. Elle était mal entretenue. L'herbe poussait entre les troncs et il y avait un banc bienvenu. Il s'y assit.

Tout en laissant son regard errer sur les pigeons qui picoraient alentour, il tentait de remettre de l'ordre dans ses idées. Il se bombardait de pourquoi. La bizarre attirance dont il avait été victime restait inexplicable. Il n'était pas très friand de Freud et de ses suppôts mais il se demandait si un souvenir d'enfance...

Il en était de ses réflexions lorsque, tournant le coin d'une rue adjacente, il vit de loin resurgir les escarpins rouges, le pantalon noir et la marche d'antilope. C’était assez logique. S'ils avaient encore cette fois tourné en rond, on pouvait s'attendre à ce que ça continue.

Pour la première fois, il regarda plus haut que les genoux. C'étaient deux longues jambes bien balancées, gainées des deux fuseaux noirs et qui dépassaient d'un manteau de fourrure grise synthétique dissimulant les formes d'une femme aux traits charmants, réguliers, expressifs mais vulgarisés par une paire de boucles d'oreilles en toc. La quarantaine, brune à cheveux mi- longs.

À toute vitesse, dans sa tête, il chercha un moyen habile de l'aborder.

En vain.

Quand elle passa à sa hauteur, il put juste articuler sur un ton hésitant :

-- ... Mademoiselle !

Elle marqua un temps d'arrêt, se retourna, posa un instant son regard sur lui et... s'enfuit à toutes jambes. Enfin, autant que le permettaient les escarpins rouges et leurs talons.

Il eut le réflexe d'encore la suivre mais il la vit rentrer dans le hall d'un immeuble à étages et y disparaître.

Il ne comprenait pas. Son physique n'avait rien d'effrayant, son attitude non plus, il n'avait commis aucun geste équivoque, rien en lui n'évoquait le tueur en série !

C'eût pu être risible. L'aventure avait cependant ceci de bon qu'elle le sortait de l'ordinaire qui était son lot depuis quelque temps. Le comportement de cette femme était suffisamment bizarre pour qu'il puisse espérer la survenue de quelqu'histoire inspirante.

La vie reprenait des couleurs et lui reprenait courage.

Par acquit de conscience il se rendit jusqu'à l'immeuble où la fuyarde s'était engouffrée et tomba, comme il s'y attendait, sur une quintuple rangée de dix boutons de sonnette. Inutile de chercher de ce côté-là.

Il rentra donc chez lui. Désarçonné non pas tant par l'échec de sa filature que par le constat de son obéissance aveugle à la pulsion qui l'avait transformé pendant tout ce temps en chien de Saint- Hubert.

Le soir, il ne put s'endormir. Les talons rouges continuaient à danser dans sa tête, il faisait tout pour les chasser et trouver le sommeil. Il avait même, pour tenter Morphée, essayé de lire Lamartine mais le livre lui était tom des mains.

Finalement, il décida de lâcher prise, de s’en remettre au destin, mais, tout de même, en l’aidant un peu.

Après tout, n'avait-il pas voulu qu'il arrive enfin quelque chose ? Or, la suite allait de soi mais sous forme de casse-tête chinois : comment revoir et aborder une femme qui s'enfuyait à toutes jambes à sa seule vue ?

Y réfléchir occupa tout le reste de sa nuit.

Le lendemain, nayant rien trouvé de mieux, il s'évertua à transformer complètement son apparence : chapeau et pipe à la Simenon, lunettes rondes à la John Lennon, un imperméable style police judiciaire des années cinquante. Elle ne l'avait qu'entrevu, ce devrait être suffisant !

Il alla se poster sur le banc, à distance respectueuse du  béton qui avait avalé la donzelle.

Il attendit longtemps.

Enfin il la vit sortir. Ou plutôt il vit d'abord les talons rouges. Cette fois, elle se dirigea directement vers lui, et passa sans un regard au large du banc. Il lui laissa prendre du champ.

Puis la filature recommença.

Elle parcourut la rue jusqu'au carrefour puis tourna à droite, puis encore à droite puis encore à droite, puis encore à droite et rentra chez elle derechef.

Il refit l'expérience le lendemain. Avec le même résultat. Et le surlendemain. Et encore...

Elle sortait vers la droite puis, invariablement, elle tournait en rond autour du pâté de maisons et rentrait au bercail. Le tout sans but apparent.

Une énigme.

Il avait frôlé quelque mystère. Il le sentait bien. Mais, sacrebleu, ça lui faisait une belle jambe ! Il n'avait toujours pas la moindre idée du contenu de son prochain récit. Même pas l'amorce d'une piste.

Sa nuit ne fut pas des meilleures. Il retournait une question sans réponse dans sa tête : pourquoi diable s'était-elle enfuie ainsi ?

Il passait en revue tous les paramètres de ce moment précis: l'heure, l'endroit, son attitude... Il n'y voyait rien de particulier.

Au départ il s'agissait simplement de trouver l'inspiration pour un sujet de nouvelle mais, aujourd'hui, les choses prenaient une autre tournure. Presque celle d'une enquête. Il s'était d'abord simplement piqué au jeu mais plus il avançait dans sa recherche, plus le comportement de cette femme lui posait de questions sans réponses et plus il avait envie d'aller voir plus loin.

Le lendemain, à cette même heure où il l'avait vue la première fois, il était allé s’asseoir sur le même banc, sans déguisement cette fois. Bien décidé à élucider les choses, à tenter de comprendre, en rejouant la scène, ce qui déclenchait le réflexe de fuite.

Il étudia une pose particulièrement nonchalante et, quand les escarpins rouges se pointèrent, il affecta d’avoir le regard et l’esprit ailleurs.

Elle passa devant lui sans le regarder. Il risqua à nouveau :

-- Mademoiselle ?

Elle s'arrêta, le dévisagea, et

-- Monsieur ?

 Surpris, il lâcha n'importe quoi.

-- Vous auriez l'heure s'il vous plaît ? Elle souleva le poignet droit.

-- Onze heures dix, monsieur ! Puis elle sourit et :

-- Vous ne nourrissez pas vos petits amis, aujourd'hui ?

-- Heu ? Mes petits amis ?

-- Oui, les pigeons !

Devant son air ahuri elle eut un petit rire gracieux :

-- Vous devez me croire folle, hein? À cause de l'autre jour !

-- ...

-- Voyez-vous, je suis atteinte de colombophobie et de ptéronophobie. C'est très gênant !

Il était scié !

S'il s'était attendu à ça !

Comme elle ne se remettait pas en route, il se décida à tout déballer.

-- Voyez-vous, j'écris.

Il comptait l'épater, l'intéresser à tout le moins.

-- Je cherchais l'inspiration et... vos chaussures rouges...

-- Mes chaussures rouges ?

En appuyant sur le "Mes" d'un air interrogateur.

Il n'attacha pas d'importance à ce détail mais quand il ajouta que ses perpétuels virages à droite l'avaient intrigué, il eut droit à une réponse un rien agacée :

-- Qu'est-ce que vous racontez ? C'est n'importe quoi ! Je sors tous les jours à la même heure et... je marche droit devant moi jusqu'à me retrouver devant chez moi, voyons !

Il était complètement désarçonné.

Il ne savait plus que faire. Il fouilla son portefeuille et lui tendit une petite carte avec les références du site internet où il publiait certains de ses récits.

-- Si la curiosité vous prend...

Il la quitta en passant derrière elle, se retrouva sur son côté gauche et traversa perpendiculairement au trottoir.

Elle pivota de trois quarts de tour par sa droite et lui lança :

-- Merci ! J'irai voir !

Elle eut un sourire à faire fondre un anachorète. Il fleurissait un visage maquillé… du seul côté qu’elle lui présentait !

Un problème à peine résolu s'en pointait déjà un autre. Comment pouvait-elle penser retrouver la maison qu'elle venait de quitter au bout d'un trajet en ligne droite ? Et ce d'autant plus que, caca de chien faisant foi, elle avait de fait tourné en rond ? 

C'était si inconcevable qu'il doutait par moments de sa propre raison et qu'il sentait monter en lui une vague angoisse. Il ressentait cette sensation d'étrangeté inquiétante, cet "unheimlichkeit" qui colore certains films de science-fiction où sont mis en scène des univers parallèles.

En me temps pourtant, sa vanité de mâle, rappelée de derrière le cynisme et le détachement amoureux qu'il affichait, titillée par le mystère, réveillait l'envie de séduire. Il lui fallait tout à coup non seulement percer le secret mais surtout s’attacher sa dépositaire. Cet objectif-là avait sournoisement supplanté l'objectif littéraire.

Il lui fallait donc absolument la revoir.

C'était facile, elle était réglée comme un coucou de la forêt noire. Ponctuellement, elle sortait, faisait son petit tour et puis rentrait.

Laconique au début, leur papotage s'allongeait et s'approfondissait. Elle finit, le jour où il lui proposa de partager un cornet de frites par s'asseoir près de lui, très près de lui, sur le banc. À sa gauche. Ce qui le gênait un peu et l'obligeait à se tordre le buste puisqu'il tenait les frites à la main droite.

Cela avait pourtant un avantage. Il se remémorait les pelotages adolescents dans le noir complice des cinémas. Il lui restait sa main gauche. Il la fit passer par-dessus son épaule, joua un instant avec les boucles de cheveux, descendit au cou, au sein. Absence totale de réaction. Elle continuait à picorer ses frites comme si de rien n'était. Ii remonta la main, effleura la nuque, caressa le cou cette fois du côté droit. Elle frissonna et lui lança un regard amusé. Il n'avait pas accès au sein droit vu la position de sa main droite qui tenait devant lui une frite dégoulinant de mayonnaise. Il lui laissa la mettre en bouche puis écarta son bras en enfermant sa main dans la sienne. Il s'attendait à ce que l'autre prenne le relais mais elle se contenta de sourire gentiment.

 

-- Laissez-moi manger, voyons.

 

-- Excusez-moi, mais je suis vraiment mal mis, là ! Et derechef, il alla s'asseoir à  sa gauche.

 

Elle parut un instant désorientée, se leva, pivota sur elle-même, le cherchant du regard, puis vint se rassoir à sa gauche à lui !

 

Le jeu de chaise musicale aurait pu se poursuivre, mais d'abord il n'y avait plus de frites et ensuite, ses approches sur ce petit sein dur lui avaient mis tout autre chose en tête.

 

Peut-être à elle aussi parce que, cette fois-là, elle se laissa reconduire jusqu'à son appartement et lui proposa de monter boire un thé.

Elle ne manifestait pas d'émotion particulière si bien qu'il pensa avoir affaire à une femme particulièrement libérée, si ce n'était pas, l'idée l'effleura fugitivement, à une professionnelle.

 

Ce qui se passa ensuite leur appartient. On notera seulement que, tout érotisé qu'il était, il n'en remarqua pas moins que sa partenaire se comportait en permanence comme si elle n'avait pas conscience de son côté gauche, ni dans son corps, ni dans son environnement. Mieux, elle semblait même ne pas avoir conscience de ce trouble.

 

Cela ne nait pas vraiment la manœuvre, me si ça limitait un peu les positions possibles. Elle faisait ça sans chichis, avec un art consommé et énormément de délicatesse. Lui se sentait conquérant et, depuis qu'il s'était aperçu de cet étrange handicap, très protecteur.

 

Après, ils se racontèrent leur vie.

 

Il apprit entre autres choses qu'elle avait survécu par miracle à un grave accident de voiture mais qu'elle s'en estimait aujourd'hui tout à fait remise.

 

Il lui raconta sa vie et ses tracas d'écrivain, ce qui n'eut pas l'air de la passionner.

 

Puis il rentra chez lui. Satisfait mais de plus en plus intrigué. Il avait lu quelque part une histoire semblable à celle de cette fille. Dans sa bibliothèque il alla droit à un bouquin qu'il n'avait plus ouvert depuis son succès mondial fin des années quatre- vingt : "L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau". Un bouquin écrit par un neurologue du nom d'Oliver Sacks dans lequel on trouvait la description d'étranges troubles neuropsychologiques suite à des lésions rébrales par AVC ou accident. Il était sûr d'y trouver un cas semblable. Et en effet ! Chapitre 8 : " Tête à droite " ! Le cas d'une sexagénaire victime d'une attaque qui avait touché les zones profondes de son cerveau droit avec comme conséquence l'extinction de toute perception du champ gauche. Au point, par exemple, qu’elle ne se maquillait qu’un côté du visage, en toute inconscience du problème. À peu de choses près donc les mêmes symptômes perturbateurs côtoyant des facultés intellectuelles tout à fait intactes. Il nota surtout ce même pivotement vers la droite pour tenter de trouver in fine ce qui se situait sur la gauche. Il ne subsistait aucun doute !

 

Oui mais voilà.

 

Fin de l'enquête, fin de l'intrigue, fin de l'attirance.

 

Tout à coup, avec son mystère, la belle perdait une grande partie de ses charmes.

 

Un instant occultée par l'émission des phéromones et la poussée d'ocytocine, l'obsession des escarpins rouges le reprenait, supplantait dans sa tête l’attrait des petits nichons coquins.

 

Il lui devenait évident que ces chaussures seules pouvaient empêcher sa carrière d'écrivain de marquer un de ces temps d'arrêt dont on ne sait jamais s'ils sont provisoires. Eux seuls pouvaient lui souffler l'inspiration, déverrouiller son imaginaire. Avoir approché leur propriétaire, pour gratifiant que ce fût, n'était qu'une parenthèse, un agréable interlude. Aujourd'hui, la séduction, qui avait é un but en soi, était devenue un moyen. Ils se voyaient tous les jours, ils faisaient l'amour tous les jours avec un rituel fixe, une programmation invariable. Il rendait responsable de cette navrante absence de fantaisie la curieuse latéralité de son amante dont il était, par exemple, inutile de caresser le sein gauche, mais aussi il regrettait une absence de vraie communication affective. Échanger avec elle, verbalement ou surtout non verbalement, était parfois difficile. Elle prenait tout au pied de la lettre et les sous-entendus, voire les seconds degrés dont il était coutumier semblaient toujours tomber à plat. Il avait appris à les taire.

 

Son côté routinier avait tout de me un avantage : elle portait tous les jours les mêmes chaussures. Elle les gardait même nue lors de leurs ébats parce qu'il lui avait dit que cétait pour lui un important fantasme.

 

Quand il rentrait et qu’il s’asseyait à son bureau, cependant, la page restait blanche. Cela le mettait mal. C'était comme une de ces envies daller à la selle qui finalement ne débouchent sur rien de concret. Il allait se coucher avec son besoin enkysté. Un mal être physique et moral qui l’empêchait souvent, jusque tard dans la nuit, de trouver le sommeil.

 

Les talons des escarpins rouges restaient imprimés derrière son front, porteurs, il en était r, d’une histoire à raconter, ne fût-ce que celle, ahurissante, des pieds qui les chaussaient, mais ceux- ci se taisaient obstinément. Il lui était impossible de trouver les mots. Même les quelques-uns qu’il suffit pourtant de jeter, un peu au hasard, sur la page blanche pour débloquer le flux des autres, jaillissant alors comme l’eau à l’ouverture d’une écluse. Ça le mettait très mal. Écrire, même quand il n'avait rien à dire, c'était la seule façon de survivre qu'il connaissait. La seule activité qui lui permettait, dans une sorte d'ébriété, de passer sans trop d'angoisse les moments qui le séparaient de la mort. D'exister un peu, au moins à ses propres yeux. Baiser aussi. Mais c'était bien plus bref. Il pouvait écrire pendant des heures mais même une simple demi-heure suffisait à justifier sa journée. Tandis que faire l'amour, même si ça permettait un instant d’accès au divin, le laissait avec une impression de vide, une hébétude insupportable, un trou dans le temps.

 

Seule la présence physique de ces bouts de cuir dotés de tant de pouvoir, semblait débloquer quelque chose dans le morne de son quotidien. Ils rendaient encore cette femme attractive. Ils suscitaient encore le sexe. Mais les évoquer seul chez lui ne suscitait par contre rien si ce nest rêverie et frustration.

 

La conclusion s’imposait. Il les lui fallait sur son bureau, face à son traitement de texte !

 

Cela occupa un bon moment ses réflexions. Il ne pouvait tout de même pas les subtiliser. Elle s'en serait rendu compte tout de suite. Au moins de la disparition de l’un d’entre eux. De toute façon, ce n'était pas dans ses habitudes de dissimuler.

 

Il pensa lui en parler mais il mesurait les difficultés de la chose puisqu’elle était déjà incapable de concevoir la simple idée de « paire ».

 

Il ne voyait qu’une seule solution : l’amener chez lui et la faire poser sur son bureau.

 

Elle rechigna bien un peu, jugeant bizarre ce qu’il lui présentait comme un fantasme érotique. Elle dût sans doute se rassurer en se disant qu’il n’était pas anormal qu’un écrivain ait des petites manies hors du commun, excentriques même, puisque finalement elle le suivit jusque chez lui.

 

Il lui expliqua que c’était comme un peintre avec son modèle et, sans plus de façons, elle prit place entre l’Acer et la grosse imprimante laser.

 

La pose était curieuse ! Il l’avait fait accroupir, le cul tourné vers lui de façon à avoir bien en face les fameux talons, ceux qu’il avait suivis, fasciné, au long des trottoirs.

 

Il attendit. Longtemps.

 

Tout à coup il se rendit compte que son attention s’était fixée non sur les talons mais sur les deux fesses parfaites qu’il avait sous le nez et qu’il lui venait une furieuse envie de les toucher. Le modèle, lui, commençait à avoir des crampes et protestait gentiment.

 

C’était l’échec ! On en était revenu au point de part. Il l‘aida à descendre de son perchoir. Et sa cogitation reprit. Intense.

 

C’était une preuve de plus que, décidément, pour que les escarpins rouges subliment leur effet, pour qu’ils cessent d’appeler obsessionnellement au sexe et se muent en muses, il fallait en disposer séparément de leur occupante. Or, il avait pu le constater, elle ne les quittait que pour prendre un bain ou … pour dormir !

 

L’étape suivante crevait les yeux. Il fallait qu'elle dorme chez lui et qu’il profite de la nuit pour écrire.

 

Elle fut cette fois beaucoup plus difficile à convaincre. C’était vraiment la sortir de ses habitudes et elle y tenait comme un chien à son os.

 

Avec répugnance, parce qu’il n’était pas malhonnête mais dait seulement à labsolue nécessité, il recourut à tous les artifices de séduction qui lui avaient tant réussi dans le passé.

 

Alors que, pour se retrouver avec elle dans un lit, il n’avait eu nul besoin de simagrées et l’avait hautement apprécié, il déploya tout son art du romanesque. Il lui réinventa Barbara Cartland, il lui joua une actualisation du “Liebestraume”, il susurra, il dorlota, il attendrit, il flatta, il fit rire, il fit rêver, il promit… promit…

 

À  son grand soulagement, comme prévu, elle craqua.

 

Mais ce fut tout un bazar ! Il fallut trimballer depuis chez elle tout le souk des pinceaux, des pincettes, des tampons, des houppettes, des peignes, des brosses, des vernis, des crèmes, des onguents, des petits pots, des tubes, des sprays de toutes sortes. Tout ce qui est indispensable au bon fonctionnement de la femme. Cela lui parut beaucoup pour lentretien d’un seul demi- visage.

 

Ensuite, il fallut aussi beaucoup rassurer, mettre à laise et, quand enfin elle eut pris ses marques, attendre avec impatience que le sommeil la gagne tout en s’enfilant l’une après l’autre moultes théières de thé d’Assam réputé pour sa forte teneur en théine. Le tout entrecoupé des fréquentes mictions qui sont, c'est bien connu, le plus spectaculaire des effets secondaires de ce breuvage.

 

Il finit par parvenir à ses fins.

 

Après  une longue séance de tendresses et un nouvel assaut de violons sentimentaux, elle s’endormit enfin.

 

Il ramassa au pied du lit les rouges truchements dont il espérait l'inspiration, en posa religieusement un de chaque té de l’écran de son PC et s’assit tout excité devant son traitement de texte.

 

Horreur ! Ce fut le moment que choisit son disque dur pour rendre l’âme dans un bruit de train qui déraille !

 

Il jura mais sortit aussitôt de son tiroir un gros cahier à couverture toilée qu’il gardait en réserve.

 

Fiévreusement, il commença :

 

Il le savait bien, que ce qu'il écrivait...”

 

Le reste coulait tout seul. Par sa plume, c’étaient les souliers rouges qui racontaient l'étrange histoire de la rencontre incroyable de l’écrivain et de la demi-princesse au cerveau demi-dormant.

 

Il ne sentait pas passer les heures. En proie à une sorte d'hypnose, il couvrait nerveusement page sur page, dans la crainte que s’interrompe la magie de la dictée, le flot des mots qui semblaient venir d’ailleurs, qu’il écoutait, qu’il notait, qu’il transcrivait…

 

L’aube fut là.

 

Ce fut la luminosité qui, en effaçant la clarté de sa lampe, lui fit poser la plume. Il sétira.

 

Il la tenait sa nouvelle !

 

Il regarda avec satisfaction la page noire de son écriture serrée, si atypique qu’elle n’était souvent lisible que de lui seul… quand il y arrivait !

 

Il soupira. C’était un immense soulagement. Celui d'après les douleurs de l’accouchement. Mais aussi d’après l’orgasme. Le travail restait à faire. Corriger, réécrire… comme un prolongement de jouissance.

 

Elle s’éveillait justement.

 

Il la vit s’approcher pieds nus, un sourire de compassion aux lèvres.

 

  -- Tu n’as pas dormi ?

 

Il désigna le cahier.

 

Elle tira un tabouret et s’assit… à sa gauche… et… de la main... gauche, feuilleta le manuscrit !

 

Puis, perplexe :

 

-- Il y a une raison pour que tu aies choisi de n’écrire que sur les pages de droite ?

 

Il ne comprit pas.

 

Il lui sourit.