AUXERRE TV publie depuis le début de l'été, une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping 

 

 

Michel Barda (D.R.)

Michel Barda habite Misery dans le sud Auxerrois où il s'est retiré et a plusieurs passions dont ses filles  et sa femme Agnès, le golf, le tir qu’il pratique à Clamecy, le théâtre et l’écriture de nouvelles. Il a fait carrière comme trader à la bourse de New-York pour le Crédit Lyonnais. Ancien du lycée Montaigne et Henri IV.

 

      Ange gardien 

Une nouvelle de Michel Barda                                                                                                            

 

 

C’était deux jours après la rentrée de janvier. J’allais bientôt avoir 14 ans.

A Noël, pas de chien, comme je l’avais écrit. Pour les étrennes, pas de chien, comme je l’avais demandé.

Raisonnablement, j’allais bien obtenir un chien pour mon anniversaire, ce 7 janvier, nom d’un chien !

Avec l’anglais en première langue, j’essayais de tout traduire mais mon prof m’avait dit que « Name of a dog » n’existait pas pour les anglais. Eh bien moi je le disais tout de même ; après tout, les expressions, jurons ou dictons avaient bien été inventés un jour puis repris et devenaient communs à force de répétition.

Mes sœurs m’agaçaient pendant les vacances et les week-ends mais dans la semaine, mon camarade –le prof de français nous invitait à dire "mon condisciple"- Alexandre recevait mes confidences, discutait de mes espoirs, répondait parfois à mes questions vu qu'il entendait ses grands frères aborder bien des sujets et même répondre à ses propres questions. Tandis que quand j’écoutais mes sœurs, il n’y avait rien à garder.

Souvent, je raccompagnais Alex chez lui en sortant du collège et nous faisions plus ou moins nos devoirs en goûtant et sa mère confectionnait de super pâtisseries orientales, souvenirs de sa jeunesse passée en Tunisie.

 

Quand il m’a invité à passer un dimanche dans leur maison de campagne de la vallée de Chevreuse, mes parents ont hésité à accepter puis ma mère a appelé la mère d’Alex et l’a rencontrée. Elles devaient se revoir par la suite mais, en attendant, c’était d’accord.

Alors samedi soir, je me suis couché plus tôt pour être prêt dimanche à 8h30 quand les parents d’Alex viendraient me chercher.

En fait nous n’étions que tous les quatre car les frères d’Alex ne sont pas venus. Tant mieux, c’était très bien.

Nous avons marché, fait du vélo, pêché et, après le repas, nous nous sommes baignés dans la piscine couverte du voisin dans une eau pourtant froide. Le maillot qu’ils m’ont prêté était trop grand.

Poulet rôti frites : et c’est nous qui avons épluché les pommes de terre ; chez moi il n’y avait jamais de frites. Alex les mangeait avec les doigts, les frites comme le poulet, alors  je m’y suis mis aussi.

Au goûter, on a eu du chocolat chaud puis on a joué aux cartes tous les quatre : je faisais équipe avec le père d’Alex contre lui et sa mère. Je crois qu’Alex était comme un frère pour moi.

 

Mardi soir, surprise, la mère d’Alex était à la maison et avait pris le thé avec Maman ; elles avaient l’air grave.

Elles voulaient me parler.

Qu’est-ce que j’avais dit ou fait ? Ou pas dit ? Ou pas fait ? C’est ma mère qui a commencé en me rappelant que je disais souvent qu’Alexandre était mon meilleur copain, qu’il était moins fort que moi et que je le défendrais s’il était attaqué.

C’était vrai ; et pour cette raison elles m’ont confié une mission de grand.

Alexandre était atteint d’une maladie orpheline. Cela voulait dire qu’on ne savait pas comment le soigner, qu’à tout moment son état de santé allait se dégrader et qu’il aurait encore plus besoin de mon amitié.

« - Il va aller à l’hôpital ? Ai-je demandé inquiet. - Peut-être, mais pas forcément. Il va devenir plus faible et personne ne sait combien de temps cela va durer.

- Mais les enfants guérissent comment si on ne sait pas les soigner ? »

Au lieu de me répondre la mère d’Alex éclata en sanglots. Ma mère la prit dans ses bras en me chuchotant : « ils vont au ciel. »

Du coup, c’est moi qui me mis à pleurer : « - Mais comment je peux faire ? Qu’est-ce qu’il faudra lui dire ? Je ne veux pas qu’il aille au ciel. On ne peut pas changer de docteur ?

- Alex ne sait pas qu’il est condamné, reprit sa mère, et si tu es très gentil avec lu, il sera heureux … »

 

Je suis parti dans ma chambre et j’ai pleuré sur mon oreiller, en silence pour que les filles ne viennent pas m’embêter.

Mercredi, pas de classe et pas moyen de parler à ma mère seul à seul, le matin, à cause des filles.

Mais quand elle est revenue, après les avoir accompagnées à la danse, nous avons pu parler longuement, sans rien faire d’autre et, bien sûr, j’ai accepté.

Accepté de ne rien dire à personne, ni même à Alex ; accepté de tenir ma mère au courant des petites anomalies de comportement qui risquaient de lui arriver, accepté de lui passer ses caprices s’il changeait d’humeur ; tout accepter parce qu’il n’allait pas vivre plus de deux mois sans être amoindri puis entre deux et quatre semaines avant de s’aliter, sans espoir.

Faire comme si je ne savais rien, ne pas être trop gentil et le regarder sans doute descendre peu à peu les marches de sa vie.

La mienne, ma vie, allait être différente et même avant le lendemain car cette nuit-là  j’ai renoué avec les cauchemars : Alex mort dans la classe, tout le monde parti et je marchais dans un collège noir et désert pour chercher du secours, un secours inutile.

 

Au collège, il fallait faire comme avant, donc. Pour en être certain, je décidais de ne plus me rapprocher d’Alex quand il parlait à un autre. Du coin de l’œil, je vérifiais le bon ton de leur conversation. C’est tout. Quand il s’intégrait à une équipe de foot -dans la cour nous n’avions le droit de jouer qu’avec une balle de tennis- je faisais semblant de ne pas m’y intéresser et ne participais à  l’une ou à l’autre équipe que si on me le demandait vraiment, donc jamais.

Enfin, en classe d’anglais, où j’étais habituellement assis à côté d’Alex, j’entrais le dernier dans la salle et ne venais vers lui que si la place était libre, soit une fois sur deux.

Par contre, à la cantine où il était interdit de changer de place, nous étions toujours face à face et continuions à agacer nos convives des autres classes avec nos faux proverbes et formules : "Après 22h, la concierge est priée de dire son nom" ou " Tant va la cruche à l’eau qu’il n’en reste plus pour les autres ".

Et, de toute façon, à la sortie, nous repartions ensemble et j’espérais toujours que nous aurions des devoirs à finir pour le lendemain afin de profiter des pâtisseries de sa maman.

Avec son petit accent comme là-bas, c’était « - Alors le grand Bernard … ça va mon fils, mon saint-bernard ? » son œil noir me regardais jusqu’au fond du cerveau et d’un lent et persistant hochement bien vertical de la tête, elle attendait mon « oui, madame » libérateur. Alex, à ce moment, changeait ses souliers ou ses bottines pour ses pantoufles.

Pour moi, le saint-bernard, c’était un gros chien avec un bidon de rhum pendu au cou.

 

Rentré chez moi, nouvel interrogatoire immédiat si ma mère était seule ; sinon, c’était, à un moment ou à un autre, un furtif « ça va Alex ? » auquel je répondais par « oui, oui » d’une banalité presque honteuse, en baissant la tête, un peu agacé.

Liliane, mon aînée, généralement autoritaire, fiérote, m’a coincé dans la cuisine et d’un air si doux que j’ai d’abord pensé qu’elle allait me décrocher un long reproche :

« - Bernard, tu as un problème ? Depuis quelques temps tu as l’air, heu, éteint. » Je ne savais vraiment pas comment lui répondre et mon « Laisse-moi tranquille » ne l’a certainement pas rassurée. Je l’ai regretté mais ne j’ai pas su lui en reparler et depuis, j’ai complètement transformé mon point de vue sur elle, je l’ai aidée quand elle mettait la table ou épluchait les légumes, ce que je n’avais jamais fait avant, je l’ai défendue quand les parents la chargeaient, je l’ai aimée, tout simplement parce que je me suis donné la peine de la découvrir avec ses talents, ses faiblesses et ses responsabilités d’aînée.

 

Il était donc vrai et, sans doute, visible, que mon accompagnement d’Alex devenait difficile. Lui, devenait exigeant, cassant même parfois. Alors je continuais à le suivre jusqu’à chez lui mais je ne montais pas. Pas de bon goûter et je rentrais me plaindre à ma mère de cette évolution de la situation. Le lendemain, elle appelait ou rencontrait la mère d’Alex dans la journée et le surlendemain Alex insistait pour que je monte et reste un moment avec lui. Et puis j’ai retrouvé une photo prise ensemble dans une cabine automatique en novembre : son visage avait donc bien vieilli depuis, en moins de six mois. Creusé, ridé et plus triste qu’alors.

Je redoutais qu’il ne retrouve les trois autres photos qu’il avait gardées et se compare dans la glace. Glaçant !

 

Un matin Alex n’était pas au collège. Le prof principal m’a carrément interrogé sur le motif de cette absence. Savaient-il que j’étais devenu son ange-gardien ? Je n’ai rien dit.

A la cantine, j’ai dû subir, sans rien répondre, les moqueries de mes convives jusqu’à ce que la table soit complétée avec un inconnu sur qui les mots malins se sont alors abattus.

Le soir, ma mère m’a d’abord dit qu’elle avait parlé avec la mère d’Alex dans l’après-midi : il y avait peu de chance pour qu’il retourne au collège mais samedi je pourrais passer la journée avec eux à la campagne. Un des frères a donc sonné à 8h : j’étais prêt, avec mon maillot de bain dans une serviette roulée. Dans la voiture, Alexandre était seul à l’arrière et son accueil a été plutôt frais. Je lui ai donné des nouvelles de la classe, interrompu par son père et sa mère qui me posaient des questions précises sur les jours précédents. Lentement, Alexandre s'est animé mais il avait mauvaise mine. Au soleil son visage semblait gris et comme il ne riait plus beaucoup, la journée n'a pas permis de rigoler ou de pratiquer d'activités sportives. Son frère aussi s'ennuyait car, à lui, il manquait son aîné.

La semaine s'est passée tristement pour moi. Pas parce qu'Alex n'était pas présent mais parce que je devinais qu'il était entré dans une phase finale, irréversible.

Je pensais que ma mission était terminée et ne voulais pas le revoir amaigri, gris et surtout éteint.

 

Le samedi suivant, je lui ai téléphoné ; ma mère m’a reproché d’être encore plus éteint que lui, mais j’étais triste.

Le mardi suivant ma mère me dit au dîner qu’Alex était à l’hôpital et que c’était un mauvais signe.

J’ai cessé de manger et j’ai pleuré, n’entendant pas les questions et réponses de mes sœurs et de mes parents.

Ce n’était pas juste, mon meilleur copain allait mourir, c’est sûr, mais est-ce que l’on avait tout essayé pour le sauver ?

En classe, tout le monde savait qu’il était malade et devait suivre ses cours par correspondance. Moi je savais que ce n’était pas vrai ; je ne disais rien ; je tenais le coup.

 

Quand j’interrogeais ma mère, curieusement elle avait perdu le contact avec la mère d’Alex. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard que, armé de courage ou de désespoir, je suis monté et j’ai sonné. Il a fallu un long moment pour que la mère d’Alex m’ouvre la porte, étonnée de me trouver ici, silencieux. Je ne savais pas quoi dire et c’est elle qui m’a dit : « - Entre, Bernard. Alors, ... ta mère t’a dit ? - Quoi ? Madame ? - Alexandre a été enterré avant-hier ; mais tu ne le savais pas mon pauvre Bernard ? - Ah non Madame, je ne le savais pas, tant pis. - Mais tu as été très gentil et courageux.»

Je n’ai pu m’empêcher de sangloter.

Ma mère ne m’avait rien dit.

 

Et si je n’étais pas venu ce soir ...