AUXERRE TV publie depuis le début de l'été, une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping 

 

ÉRIC ALLARD est professeur de mathématique et passionné des Lettres. Il écrit principalement des textes courts, des aphorismes et de la poésie. Son blog-notes littéraire, Les Belles Phrases, rassemble par ailleurs de nombreuses chroniques de livres (aidé qu’il est en cela par des amis critiques et écrivains). Son prochain recueil, à paraître au Cactus Inébranlable, traitera des écrivains.

Son blog : http://lesbellesphrases.skynetblogs.be/

 

 


Eric Allard

 

 

 

LE LIVRE DE SA VIE - Eric Allard

 

Cet homme était tombé amoureux fou d’un livre.

À la première phrase, il avait compris que c’était le livre de sa vie. Il l’avait lu et relu des dizaines de fois et il n’en restait pas moins épris, raide dingue, bleu de bleu de ce livre. Il restait des heures à contempler sa tranche, à relire la préface, la postface, les pages liminaires, tout le paratexte. Feuilleter ses pages lui procurait des sensations inouïes.

Pour ses proches, après avoir été un objet de curiosité, le livre était devenu sujet de plaisanterie puis d’agacement. Pour sa femme, un véritable objet de jalousie, un motif de scènes terribles. Elle en était arrivée à ne plus le voir en couverture, il n’était plus question qu’on y fasse allusion.

Ses amis (qui avaient trouvé le livre bien ordinaire), ses collègues de bureau (qui n’avaient jamais rien lu), son patron (qui ne comprenait pas qu’on pût s’intéresser à autre chose que lui), son épouse, donc, s’allièrent pour le faire renoncer à cet amour contre-nature (il demeure des amours inavouables malgré l’ouverture d’esprit extraordinaire, et parfois pittoresque, de ces dernières décennies) et firent tout pour l’éloigner du bouquin chéri.

Mais le lecteur fervent résistait à ces toutes ces manœuvres.

Sur le Net, il avait trouvé des extraits du livre en téléchargement libre. Il en dissimulait des pages dans la maison, sous le tapis de sol, dans les vieux jouets de ses enfants et, au bureau, dans ses classeurs de travail. Il finit par apprendre le texte par cœur comme ces personnages de Fahrenheit 451…

Mais peut-on vraiment aimer sans revoir jamais l’élu de ses jours, sans toucher ce qui lui tient de support, sans le humer, le caresser, le réchauffer, le lécher, le presser contre soi et se fondre à lui, de tous ses pores, jusqu’à verser quelques sécrétions ?

La lecture du texte, imprimé ou non, sur papier ou sur écran, était à chaque fois source d’éblouissements et d'un subtil contentement.

Le livre, son livre, était un être avant que d’être un objet, une individualité foisonnante de richesse et de beauté dissimulée sous des contenants différents, une sorte de matière unique pourvue de diverses formes.

Aujourd’hui, notre homme vit heureux sans femme ni enfants, sans amis ni boulot, en seule compagnie du livre de sa vie dont il ne se lasse jamais comme il se doit quand on a le bonheur de connaître un amour aussi vif que pérenne.

 

 

(D.R.)