Ils sont, depuis toujours, ceux qui distraient le monde de ses autres vraies misères. Ils sont la réponse aisée à tant de soupirs indignés « Pourquoi n’ai-je pas de travail ? » Parce qu’on le donne à ces gens-là. « Pourquoi réduit-on ma pension ? » Pour payer les communications de de ces gens-là.

Le monde entier a migré, envahi, conquis et perdu des espaces géographiques. Un ADN mystérieux et fascinant qui parfois produit un enfant aux teintes riches dans une famille à la pâleur légendaire, ou un enfant de lait et myosotis au milieu d’une fratrie magnifiquement colorée et bouclée… Et toujours les nouveaux arrivants ont été évités ou repoussés. Combattus. Et pourtant… ça n’a rien arrêté. La méfiance est légitime, et la prudence devant ces autres qui arrivent en grand nombre est une position bien humaine. Une masse humaine contre une autre. Ceux qui sont là, avec leurs problèmes, et ceux qui arrivent, avec les leurs.

Mais il y a, heureusement, le filtre du cas par cas. Chaque homme, femme et enfant qui arrive a son histoire, ses arrachements, ses espoirs, ses craintes aussi. Chaque homme, femme et enfant est perdu dans cette aventure dans un camp, dans une attente dont il ne sait pas exactement ce qui la suivra encore : il est en route, mais ne sait que rarement à quoi ressemblera l’arrivée, et jamais quelles seront les étapes. Il peut juste décider de s’enfuir, repartir ou rester. Pour le reste… il est aussi indépendant que nous l’étions dans la cour de récréation : on pouvait s’amuser, mais pas crier trop fort, pas se faire tomber et se remettre en rang au coup de sifflet.

Chaque migrant a son sourire, sa démarche, sa façon de manger, d’apprendre, de comprendre, d’avoir ou pas de la bonne volonté. C’est là qu’on découvre qu’il est une personne, pas le morceau d’un groupe, non. Une personne. Paumée et à qui on a dit de venir parce que ça ira mieux. Que ferions-nous à leur place ?

Qu’ont fait les Irlandais, les Suédois, les Italiens qui ont vomi pendant des jours dans les cales de bateaux malmenés par l’Océan, partant pour l’Amérique, la terre promise ? Oui, là on leur demandait de venir, c’est vrai, tout était à prendre et on avait besoin de mains pour défricher, planter, travailler comme des bêtes de somme, quitte à leur prendre tout après si la terre était trop bonne pour leur vilain nez…  Mais chacun d’entre eux était une personne, avec son caractère, ses parents qui attendraient une lettre, ses objets chéris pour lui rappeler le pays, ses illusions… tout comme ceux qui nous arrivent chassés par des circonstances multiples.

 

Arrivée à Ellis Island

 

Ils sont dans nos mains, comme des enfants qui ne connaissent rien du monde parce qu’ils ont changé de monde. Ils ne savent pas lire, pas écrire, pas s’expliquer, juste sourire ou se refermer. Ils étaient des  hommes, ils sont des enfants perdus. Comme l’était Antonio.

Antonio, un illégal aux Etats-Unis. Sa famille envoyait un enfant à la fois, illégalement, aux Etats-Unis pour travailler dans l’ombre et la misère pendant 4 ans, et faire passer la presque totalité de sa paie au pays. Celui qui était sur place préparait la venue du suivant. Le but était d’acheter une plantation de kiwis au Salvador, d’où il était originaire. Il était esclave de cuisine dans un restaurant cossu, ne parlait pas l’anglais, sauf pour dire « ordures » et « eau de javel ». Le reste, il le faisait sans parler, sombre et robotique. Une femme a décidé de lui apprendre un peu d’anglais.

Et un matin, il est arrivé en bicyclette au restaurant, les yeux pleins de larmes heureuses : pour la première fois, grâce à elle, il avait compris ce qui était écrit en grand sur le panneau sous le nom du restaurant : Fermé le dimanche. Il était émerveillé…   Il avait 43 ans.

 

                                                                                       Suzanne DEJAER