“ Tu sauras, me dit le père Robert, un jour qu’assis à l’auberge de la route d’Egleny nous vidions une chopine de Palotte , tu sauras que même les pires tragédies ont parfois un côté farce qui vous réconcilie avec la vie” J’approuvais d’un signe de tête. Mon vieil ami est un excellent homme à condition qu’on ne le contredise pas. Ce­pendant, le père Robert conti­nuait: “ Je t’ai souvent raconté comment nous autres, les en­fants de la Marianne du canton de Saint-Sauveur, aussitôt ap­pris le coup d’Etat du Prince­ Président, on s’était mis en route pour sauver la République et comment, à Toucy , on s’était fait sabrer par un parti de lan­ciers. On a bien essayé de résis­ter, mais on n’était pas en force. Alors, quand j’ai vu qu’il n’y avait plus rien à faire, j’ai enfilé une venelle et, avec mon ami, le Justin Moreau, on s’est sauvé pour revenir à Saint-Sauveur . Bien sûr, on a coupé par les bois afin d’éviter les gendarmes, des vaches qui se seraient fait un plaisir de nous mettre la main au collet maintenant que la chasse au rouge était ouverte. Malheureu­sement on s’est perdu ! La nuit nous a pris. On l’a passée comme on a pu.

Au matin, quand on s’est remis en route, on avait l’estomac dans les talons vu qu’à part un quignon de pain, on n’avait rien avalé depuis la veille. On a encore marché trois ou quatre heures sans voir per­sonne. J’avais si faim que j’en avais presque oublié les gen­darmes. C’est à ce moment qu’on est tombé sur une maison. Ce bâtiment, je l’aurais re­connu entre mille: c’était le ren­dez-vous de chasse de Lavollée, le juge de paix, un gros notable qui avait fait carrière sous Louis-Philippe. En 48, il avait eu la peur de sa vie, mais depuis, comme tous ces messieurs du parti de l’Ordre, il avait repris du poil de la bête et c’était un des plus chauds partisans de ce sa­lopiaud de Badinguet. Les volets étaient ouverts, une petite fu­mée bleue sortait de la chemi­née, mais on n’entendait ni une voix d’homme ni un jappement de chien. J’ai dit au Justin que le juge avait dû envoyer un de ses domestiques pour préparer l’en­droit en vue de fêter notre dé­route et la défaite de la Répu­blique. On n’avait qu’à entrer, maîtriser l’homme, prendre des vivres et repartir. Vu les circons­tances, ce ne serait pas du vol, mais une prise de guerre. Justin a été tout de suite d’accord. J’ai armé ma vieille pétoire, il a sorti son couteau et, en douceur, on est entré dans la baraque. La porte de la cui­sine était ou­verte, il en sortait une odeur, mais une odeur!!! Trente cinq ans après, je la sens encore ! On a regardé : il n’y avait personne. Tout à coup, j’ai entendu une es­pèce de grognement qui venait de l’étage. Justin et moi on a eu la même idée. On est monté sur la pointe des pieds, et là-haut on a trouvé monsieur le juge en train de jouer à la bête à deux dos avec la grosse Gisèle, la cuisinière du Bœuf Rouge. J’ai gueulé “ Halte-là ! ” et je les ai mis en joue. Ça les a arrêtés net. Ils n’ont pas bougé d’un poil pendant que Justin les ligo­tait. Pour qu’ils s’ennuient moins, il a pris soin de les atta­cher l’un sur l’autre dans la posi­tion où on les avait trouvés.

Après, on est redescendu dans la cuisine et ma foi, on s’est mis à l’aise. Au-dessus des braises, la marmite chuchotait une petite chanson qui n’était pas pour nous déplaire. Je l’ai décrochée, mise sur la table et j’ai soulevé le couvercle. Mes narines ne m’avaient pas trompé: c’était une poule au pot. Mais une poule au pot dont tu n’as pas idée. Gisèle avait peut-être la cuisse légère, mais c’était un sacré cordon-bleu. Justin et moi, la volaille , le morceau de veau et les légumes qui les accompagnaient, on a tout dévoré en arrosant les bouchées de grandes ra­sades d’un vin de Bordeaux que ce gros gourmand de juge avait mis à tiédir sur le dressoir de la cuisine, crainte qu’il ne soit trop frais. Après ça, on s’est senti beau­coup mieux et on est allé au vil­lage où mon oncle nous a caché dans sa grange le temps que les argousins se calment un peu. Ensuite, on est passé en Suisse où j’ai attendu l’amnistie en travaillant chez un menuisier ”. Là-dessus, le père Robert se tût et je vis qu’il lou­chait vers la chopine que nous avions vidée pendant qu’il me racontait son histoire. Je fis un signe à la servante pour qu’elle en amène une autre et je de­mandais: “-
“ Et Lavollée ?
- Le lendemain, en passant, comme par hasard, à côté du pavillon de chasse, mon oncle a délivré les amoureux qui commençaient à trouver le temps long. Ils l’ont supplié de ne rien dire. Surtout le juge qui était marié et qui avait une sainte terreur de sa femme, une bigote plus sèche qu’un fagot d’épines. Mon oncle s’est fait un peu prier, mais il a fini par promettre de se taire. Après quoi il est rentré chez lui et il nous a tout raconté ”. Le père Robert eut un petit rire, puis il remplit son verre et le mien et, en clignant de l’œil, il murmura: “ Tu vois que j’avais raison. Y a du bon dans les pires choses. Sans ce salopiaud de Badinguet et son Coup d’Etat, la poule au pot, j’en aurais jamais mangé de si bonne ! ”.

La recette

Pour six personnes, il faut: une bonne poule grasse, une livre de jarret de veau avec l’os (cet élément n’est pas obligatoire), cent grammes de lard de poitrine frais, une gousse d’ail dégermée et écrasée, huit belles carottes, six petits navets, six poireaux moyens, une belle branche de céleri, un bouquet garni, un oignon piqué de trois clous de girofle, un œuf, une tasse de mie de pain rassis.
Faire un hachis avec le foie de la poule, le lard E l’ail écrasé. Le lier avec la mie de pain ràssis et 1 jaune d’œuf. En farcir la poule et coudre l’ouverture. Mettre la poule, et éventuellement un jarret de veau (*), à l’eau froide. Porter doucement à ébullition. Ecumer soigneusement et régulièrement. Quand la limite de l’ébullition est atteinte, saler poivrer. Couvrir et faire cuire à petits frémissements de deux heures à deux heures trente suivant la taille de la volaille. Cette cuisson lente permet, seule, de conserver son mœlleux à la poule. On consomme d’abord le bouillon (en Bresse on en fait un “ velouté ”, mais ceci est une autre histoire) puis la poule et ses légumes (le veau est utilisé pour faire des boulettes ou une salade de viande froide). On peut accompagner la volaille de cornichons, de moutarde et de gros sel, mais les vrais amateurs préfèreront un aïoli ou, mieux, la sauce de Sorges qui est une vinaigrette agrémentée de ciboule, d’estragon, de persil, de cerfeuil et d’échalotes hachées très fin. On lie cette vinaigrette avec le jaune d’un œuf cuit à la coque et on parsème la sauce du blanc du même œuf grossièrement haché.
Pour boire, je ne conseille pas le Bordeaux du juge de paix. La fraîcheur d’un vin de Coulanges-la-Vineuse convient mieux à ce plat rustique et roboratif.

Chambolle

(*) Cet ajout n’est pas obligatoire, mais il améliore l’ensemble. Vous pourrez servir le jarret le lendemain, froid en salade ou en morceaux, avec une bonne sauce tomate bien relevée.