Tout commence au jardin. Février a été clément. Près du muret qui l’a abrité du froid, le persil a bien résisté à l’hiver. Aujourd’hui, il pointe de nouvelles pousses, signe que Pâques approche avec le printemps, ma saison préférée puisqu’elle finit par le temps des cerises et qu’elle commence par celui du jambon persillé, lequel est à notre  cuisine  bourguignonne, ce que  l’abbatiale de Tournus est à son architecture romane, Rameau à sa musique, Vauban à ses militaires et Aloysius Bertrand à sa poésie: une merveille.

Merveille qui ne se pousse pas du coude. Elle met sa fierté à ne pas se laisser découvrir trop facilement. Profitant de cette discrétion, d’infâmes gargotiers n’hésitent pas à déshonorer ce plat en produisant sous son nom des salmigondis douteux où les rares morceaux d’une viande, dont on espère, sans trop y croire, qu’il s’agit de jambon, sont noyés dans une farce insipide et une gelée industrielle. Or le vrai jambon persillé n’est parfait que simple. Il importe donc de défendre bec et ongles (de coq burgundo-bressan) ce chef d’œuvre en péril, en révélant ses mystères aux gens de goût qui sauront les comprendre.

Au début est le jambon. Votre charcutier, que je suppose sans reproche, l’aura choisi pour vous, pesant entre cinq et six livres, ni trop gras ni trop maigre et venant d’un animal élevé selon de sains principes. Il l’aura conduit au demi-sel et vous le livrera au moins deux jours avant sa cuisson. Pourquoi ? Tout simplement pour que vous le dessaliez, au nom de cette vérité proclamée par Apicius et confirmée par Brillat-savarin : « Sel de conservation n’est point sel de cuisson ».

Vient le grand jour. Chaussez vos bottes, prenez le petit couteau pointu dont la lame, trop souvent aiguisée, tend, malheureusement, à disparaître et rendez vous au jardin. Le persil vous y attend. Plat, bien sûr, tout neuf, vert sombre, luisant, gorgé de sève et de goût. Il en faut assez, c’est-à-dire beaucoup. Pour les fanatiques de l’exactitude disons trois cents à trois cent cinquante grammes feuilles et branches comprises.

En revenant, faites un détour par la cave. Choisissez-y deux bouteilles d’un blanc sec et un peu gaillard (un aligoté de la Côte fera très bien l’affaire). Une fois dans la cuisine choisissez une cocotte de taille suffisante. Versez-y le vin blanc (dont vous aurez distrait un verre pour en vérifier la bonté), trois bouteilles d’eau, quatre gousses d’ail dégermées, un oignon piqué de girofle, quelques grains de poivre, un bouquet garni réunissant les queues du persil, une branchette de thym et une feuille de laurier. Terminez par du sel (pas trop) et un trait de vinaigre. Mettez le jambon dans ce court-bouillon et faites cuire à raison de vingt minutes par livre à petits frémissements. Saint Antoine n’a résisté à la tentation que parce que Satan avait fait cuire le jambon de la tentation dans  sa chaudière ou bout l’eau de l’Enfer. Or c’est une vérité qui se transmet d’âge en âge depuis, au moins, le néolithique « Jambon bouillu, jambon foutu ». Ensuite, hachez les feuilles de persil et mettez les dans un bol où vous verserez assez du vin blanc de la seconde bouteille pour qu’elles y baignent à l’aise. Là encore, un trait de vinaigre est indispensable. Laissez infuser une bonne heure puis égouttez.

Pendant ce temps, la marmite fredonne. N’oubliez pas d’aller de temps à autre vous assurer de la qualité de l’assaisonnement pour, si besoin est, le rectifier. Mais vous avez tout le temps qu’il faut (x fois vingt minutes) pour vous livrer à d’autres activités. Pourquoi ne pas les consacrer à une relecture de la Physiologie du goût ou de la vie de Dodin Bouffant ? L’audition des concertos Brandebourgeois, la rédaction d’une note d’un optimisme mesuré sur l’avenir de l’humanité, une conversation avec un(e) ami(e) proche sont aussi des activités qui permettent d’attendre sans ennui que le carillon de la pendulette héritée de votre tante Suzanne ou la sonnerie préréglée de votre portable vous avertissent qu’il est l’heure de passer à la suite des opérations.

Extrayez alors le jambon de son court-bouillon  et remplacez le par un pied de veau, fendu par le milieu, qui y cuira durant les deux prochaines heures. Posez le jambon sur la planche à découper et laissez le refroidir assez longtemps pour que vous puissiez le manipuler sans vous brûler les doigts (ce qui serait dommage).

A ce moment, un autre verre d’aligoté s’impose (il en reste dans la seconde bouteille que vous avez eu la sagesse de mettre au frais). Il n’est pas interdit d’offrir à l’ami(e), au conjoint ou à tout individu majeur et sympathique se trouvant à proximité, de partager cet instant de détente avec vous. Munissez vous maintenant de votre couteau de cuisine favori (manche solide et bien riveté, lame large et solide, aiguisée par un pro). Commencez par retirez la couenne du jambon et garnissez en le fond et les bords de la jatte hémisphérique dans laquelle vous allez mettre le reste de la pièce, que vous découperez en morceaux très approximativement cubiques dont l’arête variera entre trois et cinq centimètres. Vous opérerez selon le principe suivant : une couche de viande puis une mince couche de persil infusé, le tout jusqu’à épuisement des deux ingrédients.

Il suffit ensuite de recouvrir le tout d’une assiette plate, de taille adaptée, qu’on charge d’un poids de un à deux kilos et de mettre le tout au frais jusqu’au lendemain. Le court-bouillon dans lequel aura cuit le pied de veau auquel vous aurez joint, pour plus de goût, l’os du jambon s’est transformé en une gelée que vous avez passée tant qu’elle était encore chaude et qui, depuis s’est solidifiée. Dégraissez la et faites la fondre doucement. Dès qu’elle est liquide, clarifiez au blanc d’œuf. Il ne vous reste plus, après avoir retiré l’assiette et son poids, qu’à couler doucement ce qu’il faut de gelée sur votre jambon pour le recouvrir sans le noyer. Ensuite, la jatte va passer un ou deux jours au réfrigérateur, le temps, pour le dimanche de Pâques d’arriver. 

Le voilà d’ailleurs, les cloches sont de retour, les confiseurs comptent leurs bénéfices et les enfants leurs chocolats.  Sur la table familiale, munie de ses allonges,  on a mis la nappe et le couvert des jours de fête. Au centre, flanqué du même aligoté que celui qui a servi à la cuisson, la jatte de jambon persillé s’épanouit. Pendant qu’une bonne âme s’emploie à déboucher les bouteilles et à remplir les verres, vous vous attaquez au jambon. Ses larges tranches, découpées sans parcimonie, couvrent plus qu’à moitié les assiettes. Les narines se froncent, les yeux brillent, les lèvres deviennent humide. Progressivement le silence se fait. Il laisse  bientôt la place à un murmure approbateur. Un disciple du Professeur vous glisse « Ah, mon ami ! Voilà qui a bonne mine ! Allons, il y faut faire honneur ! ». Votre visage, jusque-là un peu crispé, s’apaise et tend vers la jubilation. Offrir à ses contemporains quelques instants de félicité et si c’était cela, aussi, le bonheur ?

Chambolle