Monique Dufaÿs est l'auteur de ce poème dédié à Marie-Noël, publié en octobre 2010. Poème qui nous avait permis de découvrir non seulement sa plume, sa sensibilité, un humour certain mais aussi un peu de sa personne. Enfin... ce qu'elle avait compris d'elle-même car elle nous disait alors:

"Qui je suis ? C'est une question à laquelle il m'est très difficile de répondre.

J'ai soixante-dix ans (ou presque), n'ai toujours pas trouvé de réponse et suis presque certaine maintenant de n'en trouver jamais. Ma biographie se résumerait peut-être ainsi : "Elle naquit, elle vécut, elle mourut à Saint-Nom la Bretèche". Elle aurait le mérite de pouvoir être gravée sur la pierre."

Cette fois elle nous offre un autre texte, et tout ce qu'il contient d'amour dans les humbles et pourtant sonores beautés de la vie.

 

 

 

A mon amie Soaz (Françoise Doret du Mesnil- en- Thelle)

dont le jardin fait l’admiration de tous.

 

UN JARDIN SUR LA TERRE


Derrière un écran de verdure où s’élançaient indifféremment les longues tiges des buddleias et les châteaux de bignones aux vives couleurs  qui se glissaient jusqu’au toit, se cachait en partie la maison de Soaz. Mille et une fleurs heureuses de vivre courraient en taillis le long des pentes jusqu’à la clôture et la rue suivant un mot d’ordre implicite mais réellement présent : «Croissez et multipliez ! » Devant la générosité de la nature et la profusion de ses dons, personne n’aurait pu imaginer le nombre d’heures journalières que Soaz passaient dans son jardin à planter, déplanter, replanter, élaguer, arroser, soigner tous ces êtres vivants certes différents de ceux du monde animal mais faisant partie, à n’en point douter, de la même Nature. L’amour de Soaz pour son jardin qui prenait une telle place dans sa vie pouvait étonner mais ne blessait personne car cet amour, sans limite lui-même, s’étendait naturellement à tous les autres êtres vivants : coccinelles ou papillons, animaux familiers à quatre pattes qui accompagnaient ses pas et tout être humain connu ou inconnu capable de s’aventurer au milieu des cosmos aériens aux douces couleurs, des anémones multicolores heureuses de leur différence, des bleues campanules, des delphiniums de Chine ou des alliums semblables à des constellations sphériques d’étoiles pourpres.

 

Soaz tout naturellement soignait ses fleurs comme elle le faisait aussi des  oiseaux blessés et des âmes en peine.

 

Ses petits chiens avaient un regard si vif d’intelligence qu’on aurait pu le dire humain. Mais j’ai connu plus d’un être humain battu par la vie dont le regard avait perdu tout éclat et toute intelligence tant ces êtres-là avaient été négligés et privés d’amour. J’en conclus sans chercher à développer de grandes démonstrations que l’amour rend intelligent aussi bien celui qui le donne que celui qui le reçoit et que les fleurs du jardin de Soaz développaient à leur manière une forme d’intelligence capable d’apaiser les âmes et d’enrichir  les cœurs. Je pense que l’intelligence n’est peut-être pas ce que l’on croit, propre aux êtres humains les mieux doués et capables de raisonnements subtils. Le mot « intelligence » devrait toujours être accompagné de ce qui le détermine et l’explique : l’intelligence des mathématiques ou l’intelligence des âmes, alliant à la fois le don, le savoir et le goût. A cela viendraient s’ajouter toutes les significations d’une intelligence naturelle, merveilleuse, innocente comme celle des abeilles, de l’araignée qui tisse sa toile ou du sitaris doré assez perspicace pour pondre ses œufs  sur le chemin des abeilles puisque sa larve ne peut se développer que dans les alvéoles remplies de miel.

 

Cette année-là le printemps qui apporte avec lui les douces ondées et les pluies fertilisantes si nécessaires à la végétation de nos régions tempérées, s’était évaporé dans un ciel sans nuages tandis que le soleil dardait ses implacables rayons sur la nature en détresse. Il faisait si chaud que les cerisiers se mirent à donner leurs fruits avec un mois d’avance tandis que les enfants couraient nus dans les jardins en s’aspergeant d’une eau salutaire. Il n’était question partout que de sécheresse et de la difficulté pour les éleveurs de nourrir leurs bêtes. Le jardin de Soaz pâlit, prit des allures presque méditerranéennes, s’harmonisa de couleurs pastel mais, par amour, garda sa beauté. Il avait seulement un peu souffert, il était un peu moins vif, moins exubérant que dans sa première floraison, mais il avait gagné en douceur, en sérénité et peut-être-même en sagesse.

 

Par les petits sentiers semés de pierres blanches qu’elle avait ménagés dans son jardin entre les pieds de chrysanthèmes, d’iris, de dahlias ou de campanules,  Soaz qui venait d’entrer dans sa soixante-douzième année sans même s’en apercevoir, cheminait autour de sa terre, pour contempler, admirer et encourager les fleurs de son jardin par des mots pleins de tendresse… « Mes belles, mes douces, mes jolies… » A celles qui risquaient de faner avant l’heure, elle promettait d’avancer vers elles un parasol dès sa promenade terminée. Ce qu’elle faisait aussitôt avec empressement. Peut-être son pas était-il devenu moins sûr lorsque le chemin se faisait plus étroit ou plus escarpé et lui arrivait-il parfois de poser son pied sur l’une de ses protégées, mais alors elle ne manquait jamais de s’excuser auprès d’elle et de gronder sa maladresse. Jamais elle ne s’éloignait de la fleur sans l’avoir rétablie dans sa verticalité heureuse ou réparée au mieux. Aussi le jardin était-il reconnaissant de toutes ces menues attentions autant me semblait-il que du travail assidu qu’elle fournissait jour après jour pour qu’il puisse donner le meilleur de lui-même.

L’été, cette année-là fut frais et pluvieux. La maison devint un refuge contre les intempéries et les petits chiens tapis derrière les grandes portes-fenêtres surveillèrent les oiseaux qui venaient boire entre les pavés ou s’abriter sous les tonnelles. Des perles de pluie aussi belles que la vie qui circulent en nos veines roulaient sur les feuillages d’un vert resplendissant. Des airs de musique inconnus chantaient sur le toit et le sol, vibraient sous la ramure comme des diapasons. Soaz sans considérer le gris du ciel et la réclusion à laquelle nous étions contraints pensait à ses fleurs et se réjouissait avec elles. L’eau, la vie, le bonheur. Celles-ci se gorgeaient d’eau comme des gourmandes, poussaient à vue d’œil, étendaient leurs tiges et se préparaient à de nouvelles floraisons. Un bégonia d’un jaune vif, sortit ses boutons et déploya ses pétales avec une telle rapidité que l’on crut que son amour pour la vie s »était transformé en un véritable coup de foudre.

 

Bientôt la fraîcheur se transforma en une douce et humide tiédeur. De vives couleurs comme celles des géraniums d’un rouge resplendissant manifestèrent leur tonique présence dans la cascade des asters, des lys, des arums, des blanches marguerites et des pensées aussi discrètes que les violettes des sous bois. Chaque plante vivait son aventure au milieu de toutes les autres, aussi heureuse d’afficher sa différence que de s’harmoniser avec celles qui partageaient avec elle la même terre. Pour un esprit contemplatif, de cet environnement chatoyant, si riche de sa diversité émanait comme un parfum subtil de bonheur immatériel.

 

Le chat de la maison à l’iris d’un vert transparent, allongé sur les dalles de la terrasse clignait des yeux sans bouger comme pour mieux s’imprégner en toute innocence des secrets de la nature. Des papillons, à la beauté aussi fragile qu’éphémère, virevoltaient autour des fleurs mauves des buddleias avec la légèreté d’une anémone du Japon. Nul n’aurait su dire en cet instant précis de sereine méditation si ces fleurs venues du ciel ne répondaient pas quelque part à l’appel de celles qui venaient de la terre pour mieux s’élancer vers un univers plein de promesse. Dans ce jardin ignorant de nos préoccupations concernant l’avenir incertain régnait une paix sans histoire. Et je me demandais : Que pensent les fleurs lorsqu’elles naissent et lorsqu’elles meurent ? Lorsqu’elles prolongent leurs racines dans les profondeurs de la terre ou explorent dans le frémissement de leurs pétales le langage du vent ? D’où leur vient cette ardeur de vie et de renouvèlement, cette beauté par nous reconnue, ce langage si proche du cœur humain ? L’une parle de passion et l’autre de tendresse, celle-ci de modestie, cette autre d’un passé qui se rappelle à notre bon souvenir…. Et toutes évoquent dans un même élan leur participation à ce qui nous dépasse.

 

Pour les fleurs du jardin tout jour est un grand jour, toute nuit une grande nuit, un recueillement, un sommeil de rêve, un cheminement souterrain dans le monde des ombres et des esprits endormis, une communication avec tout ce qui fut et sera : le monde des morts et de ceux qui aspirent à la vie. Pour elles chaque matin est un grand matin, une découverte lumineuse, une aspiration à être, une aventure dans l’univers des apparences et chaque soir est un grand soir, une approche attentive du mystère crépusculaire, un saut dans l’inconnu.

 

Et puis un de ces jours de pluie ou de brume le vent d’automne viendra faire frémir les larges touffes de chrysanthèmes échevelés et les fleurs du jardin rentreront sous la terre, tout près de leurs racines pour laisser passer l’hiver.

 

Au Mesnil en Thelle le 16 juillet 2011. Monique Dufaÿs