Marie Noël (DR)

 

 

ENTERREMENT DE PREMIÈRE CLASSE

Auxerre, décembre 1936

par Marie Noël

 

Le Mort recevait pour la dernière fois en grande cérémonie. Les invités allaient le saluer, l'un après l'autre à l'entrée de sa maison et revenaient attendre dans le jardin brumeux qu'il sortît devant eux pour aller à la messe. C'étaient pour la plupart des gens considérables, comme l'avait été le Mort, et ils formaient, dans les allées, des groupes distingués que les autres gens du commun regardaient à distance: manteaux et pardessus de la meilleure coupe, fourrures de prix, chapeaux «chic», chaussures fines, uniformes haut gradés, galons d'or, rubans, rosettes... On se nommait à voix basse le député, le conseiller général, le colonel, le directeur de la Banque, le grand industriel, le grand chirurgien, toute la haute société en grande tenue.

 

Parfois quelque personnage toussait, éternuait, se mouchait discrètement. Il faisait un froid patient et morne. Les faces étaient blêmes, jaunes, rouges, violacées. Chacun, sous son bel habit, avait apporté et dissimulait bravement son infirmité ou sa maladie. Sous le pardessus décoré, il y avait une cystite, sous le manteau d'astrakan, un eczéma secret. Les toquets de velours, les feutres de prix coiffaient une anémie cérébrale, ou une surdité, ou une sclérose. Là voisinaient, sans se le dire, les rhumatismes, la gravelle, une hernie, deux ou trois asthmes, quelque vilain petit ulcère, un cancer naissant, un poumon gâté, une artère prête à se rompre, toute une assemblée de tout jeunes ou plus avancés commencements de morts, mais aucun ne trahissait sa présence par le moindre signe et les habits et visages de cérémonie se comportaient sur eux avec une suprême correction, en habits et visages de gens importants qui n'ont jamais entendu ni laissé parler - non jamais, vraiment ! - de déchéances humaines.

Importants, ces gens causaient. Ils parlaient d'autres choses, leurs choses importantes. Il se fit un silence. Le Mort sortait.

Lui aussi avait grand air et tenait soigneusement enfermées sa silencieuse immondice et la dégradation totale de sa chair. Avec son magnifique cercueil neuf et reluisant, ses draperies de velours, ses broderies d'argent, il se présentait avec une extrême dignité au milieu des serviteurs galonnés qui s'empressaient autour de lui et le mettaient en voiture.

Quand ils l'eurent tout couvert de fleurs, entre ses amis décorés, majestueusement, il partit. Et derrière lui, en grande tenue, d'un pas cérémonieux et grave, toutes les maladies et décrépitudes suivirent.

 

 Marie Noël : Notes intimes
Editions Stock (1920-1933)